Mettre de l'ordre dans le financement de la transition vers une économie plus durable


Cette livraison du Magazine des Professions Financières et de l’Economie consacrée à la transition énergétique et à son financement est particulièrement opportune. Elle entre pleinement dans les axes de travail retenus par le Centre des Professions Financières, dont la raison d’être est d’accompagner les acteurs financiers qui contribuent au financement d’une croissance durable et se mobilisent donc :

  • en faveur de l’environnement, notamment en luttant contre le réchauffement climatique et pour la préservation de la biodiversité,
  • en faveur de la parité entre les hommes et les femmes ainsi que pour l’inclusion des personnes en situation de fragilité,
  • et incitent les organisations auprès desquelles elles ont une influence à une meilleure gouvernance.

J’y suis d’autant plus sensible que l’Autorité des Normes Comptables que je préside par ailleurs a fait de l’élaboration et de la diffusion des normes de durabilité sa principale priorité pour les trois années à venir.

Dans cette double perspective, je voudrais partager quelques observations sur les enjeux liés au rôle du secteur financier dans le développement durable en général et plus particulièrement dans la transition énergétique.

Pour diverses raisons, il me semble qu’on a fait peser sur le système financier une responsabilité exagérée en matière de développement durable. Le système financier est, par construction, une cheville ouvrière du développement économique. Aborder la question du développement durable sous l’angle des financements apparaît donc comme une méthode puissante pour permettre de progresser sur cette voie : si on favorise le financement des entreprises ou des projets qui concourent à l’émergence d’une économie durable, alors on va bien délivrer cette économie durable. Par ailleurs, si le système financier financeune économie non durable,  alors le coût des risques qu’il supporte sera à terme insupportable. On a donc vu depuis environ 5 ans une rapide montée en puissance des incitations, pressions et exigences pesant sur le système financier dans le domaine ESG, et ce de la part des très nombreuses parties prenantes du domaine ESG, société civile, investisseurs, régulateurs et superviseurs.

Pour ces derniers, favoriser le financement d’une économie durable passe, pour l’essentiel, par la voie de la transparence, que cela soit au niveau des entités – je pense à SFDR ou au pilier 3 de l’ABE, ou au niveau des produits financiers – je pense également à SFDR – mais aussi par la voie punitive – je pense par exemple aux stress tests climatiques qui se traduiraient par un surcroît d’exigences de fonds propres en cas de « mauvais » résultats ou à la déclinaison française du devoir de vigilance qui permet ainsi à une ONG colombienne de poursuivre les seules banques françaises au motif qu’elles financent une entreprise non française qui exploite une mine de charbon très controversée dans leur pays.

A l’évidence, cette approche souffre de nombreux péchés originels ; elle ne s’appuie pas sur des données standardisées et fiabilisées car on a réglementé les acteurs du secteur financier sans avoir précisé ce qui était attendu des entreprises ; elle privilégie le financement des activités déjà « propres » alors que c’est la transition vers des activités durables qu’il faut financer ; elle se déploie en ordre dispersé dans les différentes parties du monde déclenchant des arbitrages réglementaires nocifs. Au total, elle est particulièrement coûteuse pour un bénéfice jusqu’ici assez mince au niveau global. Depuis quelques trimestres, on remet toutefois de l’ordre dans le dispositif en mettant les entreprises et les politiques publiques au coeur de la démarche ESG. Les politiques publiques, ce sont les nombreux textes relevant du Green Deal de l’Union Européenne ou de la planification écologique en France. Les entreprises, c’est, notamment, la normalisation de l’information de durabilité qui leur est désormais demandée avec en particulier des plans de transition cadrés et audités. C’est sur ces bases qu’il faut désormais restructurer ce qu’on appelle la finance durable.

Revenons rapidement sur ces deux aspects, la normalisation des informations de durabilité et la restructuration de ce qui est demandé au secteur financier. 

Le cadre réglementaire fixant les obligations en matière de reporting de durabilité est désormais complet pour les « grandes entreprises » de l’Union avec la finalisation de l’acte délégué prévu par la directive dite CSRD qui fixe les 12 normes dites « sector agnostic ».

Que faut-il retenir des derniers arbitrages rendus dans le cadre de cette finalisation ? Trois éléments principaux.

1. D’abord plus de progressivité dans la mise en oeuvre en donnant des délais supplémentaires, en particulier :

- A l’ensemble des entreprises pour les Indicateurs sociaux hors employés de l’entreprise ou pour le Plan de transition biodiversité,

- Aux entreprises de moins de 750 employés pour la plupart des indicateurs.

2. Mais surtout une généralisation du principe de matérialité.

- Les indicateurs restent bien obligatoires, mais sous réserve de leur matérialité déterminée par une analyse qui doit être conduite selon un process formalisé et audité et qui en cas de conclusion négative ne doit être publiquement justifié que pour le climat.

- Cela allège à l’évidence les reportings et ce sont les autres réglementations européennes qui devront s’adapter à ce principe de matérialité ; on attend ainsi sa déclinaison dans le cadre de la révision du niveau 2 de SFDR (le calcul des « Principal Adverse Impacts ») en cours de finalisation.

3. Et enfin une reconnaissance de l’interopérabilité avec la norme climat de l’ISSB :

- Justifiée notamment en raison d’un strict alignement linguistique pour la matérialité financière, qui est seule couverte par les normes ISSB.

- Et qui évite d’avoir à faire un double reporting sous réserve que la digitalisation de ces rapports (tagging XBRL des informations) soit bien compatible entre les deux jeux de normes.

Que reste-t-il à faire pour compléter le cadre normatif du reporting européen ?

  • Finaliser les guidances de l’EFRAG (chaîne de valeur, matérialité) ; les projets viennent d’être rendus publics pour quatre semaines de consultation.
  • Finaliser les normes pour les PME - obligatoires et optionnelles – avec une consultation publique de l’EFRAG au T1 2024. J’insiste sur ces normes qui pour les premières fixent, selon la directive, le contenu maximum des informations qui peuvent être demandées à une entreprise non soumise à la CSRD, et pour les secondes devraient constituer le coeur des informations demandées aux PME par le secteur financier et par les fournisseurs d’indices. Les informations collectées via CSRD doivent couvrir l’essentiel des besoins, la consultation publique permettra de le vérifier, et chacun devra ensuite se discipliner dans ses demandes.
  • Elaborer les normes sectorielles qui complèteront les normes générales, et en particulier les normes pour les trois secteurs financiers (horizon 2026) ; les groupes de travail EFRAG sont en cours de constitution.
  • Elaborer les normes extraterritoriales qui s’appliqueront aux comptes consolidés des entreprises de pays tiers avec une activité significative dans l’Union Européenne (horizon 2026).

Par ailleurs, la transposition de la Directive en droit français vient d’être effectuée. Il résulte d’un travail conjoint entre le Ministère des Finances et la Chancellerie car il faut notamment adapter de très nombreux articles du Code monétaire et financier et du Code de commerce. Même si les options nationales ouvertes par la directive sont limitées, ce travail conduit à réformer le H3C et l’ANC.

  • L’évolution du H3C est la plus notable : car il faut organiser l’audit des reportings de durabilité qui doivent faire l’objet dans un premier temps d’une mission d’assurance limitée et à terme par une mission d’assurance raisonnable, comme les états financiers.

- Le H2A déterminera les normes françaises d’exercice de la mission d’assurance limitée en matière de durabilité, sur la base de l’avis technique du H3C de fin juin et en attendant les normes européennes ;

- Cela se traduit également par un renforcement des responsabilités du Comité d’audit qui exercera, en matière de durabilité, les mêmes missions qu’en matière financière.

- Le choix a été fait d’ouvrir la possibilité d’exercer ces missions d’audit, au-delà des commissaires aux comptes, aux prestataires de services d’assurance indépendants (PSAI) et d’élargir à due concurrence le périmètre de responsabilité du H3C qui deviendra H2A ;


  • S’agissant de l’ANC, l’évolution consiste en fait à mettre le droit en accord avec la pratique.

​​​​​​​L’ANC est le normalisateur comptable pour les comptes sociaux des entités privées françaises et pour les comptes consolidées des sociétés qui, parce qu’elles n’ont pas émis de titres qui sont listés sur un marché réglementé de l’Union, ne doivent pas appliquer les normes internationales de l’IFRS ; l’ANC participe par ailleurs à l’élaboration des normes internationales en dialoguant avec l’IASB et avec l’EFRAG qui conseille la Commission pour l’homologation et donc l’introduction de ces normes internationales dans le corpus réglementaire européen. Mais aucun rôle n’est donné officiellement à l’ANC en termes de normes de durabilité ; en fait, en tant que membre de l’EFRAG, elle participe à l’élaboration des normes européennes et, à la demande du Ministre, elle a créé un Comité de l’information de durabilité qui l’aide dans ce domaine. L’ordonnance va officialiser cela en inscrivant dans la loi la responsabilité de l’ANC en matière de durabilité, en élargissant à la marge la composition du Collège et en mettant au même niveau ses trois commissions spécialisées : normes comptables privées, normes comptables internationales et normes de durabilité.


Si le socle des informations de durabilité est donc désormais stabilisé, de nombreux chantiers/enjeux restent ouverts. Nous avons ainsi :

  • La définition des « grandes entreprise/ groupes », à savoir les entreprises dépassant actuellement deux des trois seuils suivants 250 salariés, 20 M€ de total de bilan, 40 M€ de CA. Ces deux derniers seuils, qui sont fixés par la directive comptable, viennent d’être actualisés en fonction de l’inflation (à, respectivement, 25 et 50 M€). Cela n’est pas anodin puisque cela se traduira par le transfert d’un peu plus de 10 % des actuelles grandes entreprises vers la catégorie PME. Il reste toutefois à assurer la transposition en droit français de ces nouveaux seuils européens.
  • La finalisation de la CS3D sur le devoir de vigilance, qui devrait homogénéiser sur une base exigeante les régimes nationaux.
  • L’encadrement des agences de notation ESG qui a fait l’objet d’une proposition de règlement par la Commission Européenne et qui, si le dispositif proposé est accepté à peu près en l’état, pourrait être finalisé dans le cadre de la mandature européenne actuelle.
  • La question sensible de l’opérationnalisation de l’extra-territorialité des normes européennes qui miroite avec la diffusion effective des normes internationales.
  • La cohérence à assurer entre le reporting financier et le reporting de durabilité et ce, tant avec les normes internationales qu’avec les normes nationales. 


Enfin, la révision des autres réglementations européennes pesant sur le système financier et en premier lieu de SFDR.

Au-delà des ajustements à la marge nécessaires pour tenir compte du principe de matérialité dans le cadre du calcul des « Principal Adverse Impacts », SFDR fait l’objet d’une consultation publique qui vise en fait l’élaboration d’un SFDR2, c’est-à-dire que la consultation couvre l’ensemble du texte, niveau 1 et niveau 2, et ses satellites en matière de durabilité (MIFID2 par exemple). C’est l’occasion de permettre une mise en cohérence des textes. Pour vous donner un exemple, une société de gestion qui serait soumise à la CSRD, et qui devra donc effectuer un reporting de durabilité intégrant les exigences sectorielles qui seront développées, doit-elle également respecter les exigences de SFDR relatives aux entités (on le sait SFDR couvre les entités et les produits) ? C’est également l’occasion de s’interroger sur les objectifs même de la réglementation et, par exemple, sur la pertinence des catégorisations actuelles article 8 et article 9 des produits. Il me semble que l’approche la plus fructueuse consisterait à mettre les plans de transition élaborés par les entreprises au coeur du futur dispositif. Il serait à l’évidence souhaitable que l’EBA s’interroge également sur la mise en cohérence de ses exigences de pilier 3 avec les informations fournies par les entreprises dans leur rapport de durabilité. La même chose vaudra pour les agences de notation ou pour la Banque de France qui travaille sur son indicateur climat. Plus généralement, le reporting de durabilité, normalisé dans le cadre de la CSRD, doit être la source principale si ce n’est unique des informations à demander en matière ESG aux entreprises. Les défis à venir sont donc très lourds et justifient une mobilisation de l’ensemble des parties prenantes pertinentes pour que l’objectif de construire un système économique permettant une croissance durable soit réalisé. Cette livraison du Magazine des Professions Financières s’inscrit pleinement dans cette démarche.

Robert Ophèle, 

Président du Centre des Professions Financières.