CRSD : un outil de gouvernance comptable reliant
stratégie verte et valorisation des entreprises

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CSRD1 remet la comptabilité au centre de la gouvernance des entreprises.

Cet article ne s’adresse pas à mes collègues analystes mais aux entreprises. Il a pour but de démontrer que CSRD facilite la relance des investissements industriels en Europe. En effet, la transition climatique favorise les relocalisations de production.


1er enjeu : STRATÉGIE INDUSTRIELLE : Comment mettre en place une comptabilité carbone ?

2ème enjeu : STRATÉGIE FINANCIÈRE : Pourquoi mettre fin au « green washing » ?

3ème enjeu : VALORISATION : Comment rendre l’allocation du capital plus efficace ?

I. STRATÉGIE INDUSTRIELLE

Le coeur de CSRD est la mise en place d’une comptabilité carbone qui facilite la définition d’une stratégie verte.

  • A. Enjeu : Relier comptabilité carbone et audit des « externalités négatives » ; cet audit est réalisé non plus au niveau de l’entreprise (scope 1 et 2) mais de l’industrie (scope 3 intégrant amont + aval). NB Ceci justifie le champ d’application large de CSRD (seuil de 50 M€ de CA).
  • B. Impact : La double matérialité est une révolution pour l’audit car elle crée un lien entre données historiques (comptables) et prévisionnelles (ESG). Elle permet un calcul plus précis de la rentabilité des capitaux engagés.


1. La durabilité dynamique relie durée d’amortissement et continuité d’exploitation.

La stratégie verte permet aux entreprises d’adapter leur modèle économique au changement climatique en pilotant la « destruction créatrice » modélisé par Schumpeter.

La double matérialité relie matérialité ESG et information financière :

  1. L’entreprise définit sur la base d’un audit industriel la matérialité des informations extra-financières fondant sa stratégie verte : empreinte carbone + programme d’investissements réduisant cet impact.
  2. L’auditeur, sur la base de ces informations prévisionnelles, vérifie l’impact de cette stratégie verte sur le bilan : externalités négatives au passif + test des valeurs d’utilité à l’actif.

La valeur d’utilité ajuste la valeur historique des actifs avec leur génération de cash-flow. Elle diffère de la fair value (juste valeur) appliquée aux actifs et passifs financiers (prix de marché).


2. Illustration de la double matérialité : cas BP, Friesland Camina et Boeing.

1. Cas BP : effet domino entre provisions, goodwills et tax assets.

  1. Cet effet domino résulte du lien dynamique entre provisions environnementales et tax assets (écriture en partie double) : quand une entreprise passe des provisions elle inscrit à l’actif de son bilan un crédit d’impôt correspondant à l’écart entre les montants brut et net.
  2. La « durabilité dynamique » mesure la sensibilité de la rentabilité au cycle (produit et macro) : A la demande explicite du Financial Reporting Council (l’Autorité des Marchés Financiers du Royaume Uni), les commissaires aux comptes ont imposé 20G$ de réduction des capitaux propres (10 G$ de provisions + 10G$ de pertes sur goodwills).

2. Cas Friesland Campina : impact de la stratégie verte sur les projections de revenus.

L’Etat néerlandais a annoncé un plan de réduction de 75 % du cheptel de vaches (« green farming »). PWC émet une réserve dans son rapport d’audit 2022 : l’incapacité de l’entreprise à évaluer l’impact sur ses projections de revenus ne permet pas de valider la valeur d’utilité des actifs.

3. Cas Boeing : impact de la simple matérialité sur les frais de R&D.

La double matérialité se différencie dela réglementation internationale de l’ISSB (« soeur » de l’IASB) et de la SEC qui continue à reposer sur la simple matérialité. Boeing (contrairement à Airbus) a fait le choix comptable très agressif en terme de gestion de bilan d’immobiliser en stocks ses frais de R&D (program accounting vs unit accounting). Boeing pourra plus facilement retarder l’ajustement de la durée d’amortissement de des actifs à la réduction de la durée de vie de ses programmes.

Avertissement : CSRD se conjugue à IFRS 16 ; la comparaison des bilans (et donc des free cash flows) entre entreprises américaines et européennes devient très complexe puisque les leases et les calculs de provisions ne reposent plus sur le même cadre conceptuel. 


II. STRATÉGIE FINANCIÈRE

Comment abaisser le coût du capital pour la finance verte ?
Le 2ème moteur de CSRD est de mettre fin au « green washing »

  • A. Enjeu : Financer les investissements considérables générés par la transition climatique (7,5% du PIB soit 620 G€ d’ici 2030 et 1 trillion € d’ici 2050 (estimation commission européenne).
  • B. Impact : Recentrage des critères sur la green strategy et centralisation des notations par la BDF.

1. Notations ESG avant CSRD : elles étaient basées sur une logique de pure « scoring » à la fois lourde opérationnellement (chaque agence définissait son propre questionnaire) et opaque. La note pondérait de manière égale les 3 critères Environnement, Sociétale et Gouvernance. NB : S&P a reconnu le manque de fiabilité de ses notations ESG en les retirant (1/3 des nouvelles notations seront inchangées, mais 1/3 se situeront en dessous et 1/3 au-dessus).

2. Notations ESG post CSRD : elles seront centralisées par la BDF et basées sur l’impact de la stratégie verte sur la trajectoire zéro carbone mesurée sur la base du scope 3. Chaque industrie définira les informations matérielles, ce qui favorisera la construction à terme de normes sectorielles. Cette approche sectorielle existe déjà aux Etats-Unis pour les normes comptables, mais n’était pas prévue pour les normes IFRS.


3. Cas Danone : notation ESG avant CSRD AAA MSCI ; post CSRD, la pondération sera mise sur le scope 3 (23 Mt d’émissions) vs les scope 1&2 (1 Mt). La stratégie verte pour Danone implique de recentrer ses investissements sur l’impact carbone du lait et des bouteilles en plastiques.

CSRD valide que l’objectif pour l’investisseur ne doit plus être de décarboner son portefeuille mais d’accélérer la décarbonation de l’économie. CSRD vise à donner à la fois les moyens financiers et le temps aux entreprises brunes de devenir vertes. Le choix de limiter le label ISR (investissement socialement responsable) aux stratégies d’exclusion illustre bien l’impasse dans laquelle la finance verte était arrivée. CSRD repose sur un modèle dynamique reliant allocation de capital et réduction des émissions scope 3 et non sur une analyse statique basée sur le seul montant actuel des émissions scope 2.

Le lien entre ESG et coût du capital devrait être renforcé. Jusqu’à présent, la « prime » de la finance verte restait limitée (de l’ordre de 5 points de base). Mais au bas du cycle crédit, l’accès à la liquidité pour la finance verte devrait être préservé ; pour les banques, les notations ESG deviennent un facteur essentiel du pilotage de leur RWA (actifs moyens pondérés), et donc de leurs fonds propres.

Avertissement : Le risque crédit est fortement corrélé à la valorisation boursière, et donc au DCF.


III. VALORISATION


Comment rendre l’allocation du capital des entreprises plus efficace en réduisant les écarts entre prix et valeur ?

  • 1. CSRD permet la création d’une taxe carbone qui constitue un cadre plus pérenne que l’IRA.
  • 2. Combiner AI + ESG améliorera les tests de qualité pour le calcul du DCF.

1. Construction du plan d’affaires : force du capitalisme responsable européen face au caractère insoutenable de l’IRA Inflation Reduction Act.

Le financement de la transition climatique repose sur un cadre réglementaire radicalement différent aux Etats Unis (mécanisme de subventions) et en Europe (mécanisme de marché visant à calculer un prix pour les externalités négatives liées aux émissions carbone).


1. Postulat de l’IRA : la transition climatique ne génère pas de croissance
Pour que la stratégie verte soit rentable, il faut que les investissements augmentent la valeur terminale (investissement de croissance et non de maintenance). Le caractère non rentable des green assets justifie des subventions massives (750 G $ prévus par l’IRA).

Ce mécanisme génère un double risque macro et micro :

  1. Le paradoxe est de vouloir financer la croissance durable par un déficit non soutenable pour les finances publiques : l’IRA constitue un facteur aggravant de l’écart de taux entre $ et € ;
  2. L’ampleur de ce New Deal climatique fausse les mécanismes de marché ; il conduit à toutes les erreurs de l’économie administrée en terme de mauvaise allocation des ressources.


2. Postulat de CSRD : le capitalisme responsable » doit reposer sur des mécanismes de marché

La modélisation d’un prix du carbone doit transformer la double révolution industrielle climatique et digitale en moteur de la croissance rentable et durable. Sur le plan économique, CSRD favorisera les circuits courts, et donc les ETI européennes. Leur empreinte carbone sera plus faible que celle de leurs concurrents asiatiques pénalisés
par le transport et l’utilisation massive du charbon comme énergie primaire. L’écart entre le scope 1 & 2 d’une ETI européenne par rapport à une ETI chinoise favorisera les relocalisations de production.

Le calcul du prix de ces externalités négatives est facilité par la mise en place d’un Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) qui entre dans sa phase d’essai déclarative sans taxation (entrée en vigueur de la taxation en 2026). Le but est de faire converger prix de l’énergie verte et carbonée. Ce prix du carbone est évalué actuellement par les économistes à 250 $ / tonne, soit un montant beaucoup plus élevé que les cours actuels des crédits CO2 (inférieurs à 100 $ / tonne).

Notre conseil : Financer la stratégie verte par une taxation interne du carbone.

La difficulté pour la construction d’une stratégie verte est l’incertitude sur les prix de l’énergie. Notre conseil est d’adopter une approche volontariste pour la construction du plan d’affaires en anticipant cette taxe carbone par une taxation interne du CO2. Le revenu de cette taxe interne peut ensuite financer les projets d’efficacité énergétique. Cette approche permet de modéliser la sensibilité du Free Cash-Flow au prix du carbone en améliorant la stabilité des cash flows.


2. Calcul du DCF : Comment combiner AI (intelligence artificielle) et ESG afin de réduire les importants écarts de valorisation entre entreprises américaines et européennes ?

Ce qui fragilise la finance européenne par rapport à la finance américaine, c’est l’échec de MIFID ; la recherche sell side ne joue plus son rôle d’ancre pour réconcilier prix et valeur à travers le DCF. La multiplication inquiétante des « accidents » en bourse (BAYER – 20 % le 20 novembre, SANOFI – 19 % le 27 octobre, ALSTOM – 38 % le 5 octobre) doit interpeller les régulateurs et les managements : plus que leur performance opérationnelle, c’est sa valorisation boursière très élevée qui permet les programmes d’investissements massifs de TESLA. La stratégie verte doit être fondée sur l’indicateur de performance sensibilité de l’EV (valeur d’entreprise) à la croissance du chiffre d’affaires (norme comptable commune IFRS&US GAAP).


Le calcul du TRI (taux de rendement interne des investissements) devient plus complexe du fait des changements de modèle économique imposés par les transitions climatique et digitale. La mise en place d’un « financial lab » viserait à favoriser la convergence entre bonnes pratiques de communication et de valorisation sur une base sectorielle. Le but est d’ajuster la dette et le free cashflow de la variation des capitaux engagés. La méthode est d’utiliser la digitalisation comptable (codage ESEF tagging XBRL de l’annexe aux comptes) pour transformer le scoring (calcul des ratios) d’un art en une data science.

Utiliser CSRD pour simplifier et clarifier le calcul du DCF à travers des analyses de sensibilité constitue l’enjeu immédiat pour faciliter l’allocation du capital vers les énergies vertes.


CONCLUSION : La stratégie verte doit réconcilier souveraineté industrielle et actionnariale.

CSRD est un outil complexe mais performant qui transforme la transition climatique d’un risque en une opportunité de croissance rentable pour les entreprises. Le succès de toute stratégie industrielle repose sur la force du lien entre allocation du capital et valorisation. En combinant AI + ESG, les entreprises peuvent améliorer leur DCF à travers la construction de nouveaux indicateurs de performance plus robuste et améliorant la comparabilité avec leurs peers.

CSRD ne doit pas être abordé comme une nouvelle contrainte de reporting (data management). C’est un cadre conceptuel qui permet aux entreprises de construire un plan stratégique leur permettant de gagner les batailles de la transition climatique et digitale (construction d’une « value chain »).


1. CRSD : Corporate Sustainability Reporting Directive

Nicolas d'HAUTEFEUILLE

Managing director global head of innovation & stratgeic advisory

CA CIB, Groupe Crédit Agricole