La réindustrialisation de la France : est-ce possible ?

Denis KLEIBER, Co-animateur des Forums Mac Mahon


Après une trentaine d’années de désindustrialisation jusqu’au milieu de la décennie 2010, la France a entamé une période de réindustrialisation, politique voulue et poussée par les autorités, notamment pour réduire le chômage et acquérir une indépendance en termes de disponibilité de produits essentiels, entre autres de santé et de haute technologie. Les résultats de cette politique volontariste tendent depuis un an à ralentir, voire à s’inverser ; ainsi, en 2024, les dernières statistiques révèlent une douzaine de fermetures de plus que d’ouvertures de sites industriels en raison de la tendance négative qui s’est accentuée au cours du second semestre.

Comment retrouver une dynamique positive en matière de réindustrialisation, à un moment où le monde est entré dans une compétition économique acharnée, où les nationalismes s’exacerbent et où les progrès scientifiques transforment totalement nos habitudes, nos métiers, nos conceptions de vie ?


Pour mémoire, rappelons les principales causes du déclin industriel en France à la fin du siècle dernier et au début du 21ème siècle : un décrochage de notre compétitivité par rapport au reste du monde (coûts de l’énergie, coûts sociaux), une structure de notre tissu industriel avec une part beaucoup plus faible que chez nos concurrents occidentaux de petites et moyennes entreprises que de grandes entreprises, ces dernières ayant beaucoup plus de facilités à délocaliser leurs usines, et enfin une fiscalité beaucoup moins favorable en France qu’à l’étranger en général, notamment en termes d’impôts de production.

Pour retrouver une évolution favorable, il convient bien entendu de supprimer les raisons du déclin enregistré entre 1980 et le milieu de la décennie 2010, autrement dit développer la production énergétique et en baisser le coût, remettre notre fiscalité au niveau moyen des autres pays, simplifier notre système juridique qui est actuellement un frein à la création ou à l’installation d’entreprises, inciter l’Etat à concentrer ses efforts sur les secteurs prioritaires, pousser les collectivités locales à aménager les conditions d’accueil pour les familles des personnels appelés à travailler dans les sites industriels en création, et aussi augmenter le nombre d’ingénieurs et former les techniciens prêts à s’engager dans les structures industrielles intégrant toutes les nouvelles technologies.


En termes énergétiques, la France a l’avantage de disposer d’une forte part de sa production d’électricité d’origine nucléaire, même si la technologie de notre EPR à Flamanville a été particulièrement coûteuse ; sa mise en route récente, en cours de montée en puissance, devrait apporter progressivement des capacités supplémentaires d’énergie bas-carbone. A cet égard, l’année 2024 qui a retrouvé les niveaux de production d’électricité des années 2015-2019, a enregistré une production de 536,5 TWh obtenue avec une intensité carbone de 27,3 gCO2eq  kWh, l’une des plus basses au monde, ceci grâce à une part encore jamais atteinte de production de bas carbone (nucléaire et renouvelable) de 95%. Les sociétés, qui doivent désormais publier un état de durabilité dans le cadre du CRSD, devraient naturellement tenir compte de cet avantage indéniable lorsqu’elles doivent décider de la localisation de leurs investissements.

Ce niveau de production, lié à une consommation modérée, a permis à la France d’être fortement exportatrice d’électricité (89 térawattheures) vers tous ses pays voisins (Allemagne, Italie, Royaume-Uni, Suisse, Espagne et Belgique). C’est un point important car cet excédent de production sur la consommation actuelle permettra de faire face, au moins dans un premier temps, aux besoins nouveaux liés aux évolutions prévisibles que sont notamment la croissance du parc de voitures électriques et le développement du numérique, en particulier des data centers.

Cependant, le prix de l’électricité supporté par le consommateur est bien supérieur à celui d’Etats producteurs de gaz (EtatsUnis, pays du golfe, …) car la fixation du prix au niveau européen se fonde sur le prix de l’énergie utilisée par la dernière centrale mise en route pour répondre à la demande, ce qui est généralement le gaz, importé par l’Europe, donc plus cher et très volatile. Les modalités de fixation du prix de l’électricité doivent être revues et mises en application en 2026.


Sur le plan juridique, notre réglementation est, de l’avis général, beaucoup trop lourde, imposant des délais d’obtention d’accords pour la création d’usines, largement supérieurs à ce qu’ils sont dans nombre de pays de l’OCDE. Il s’agit là d’un frein administratif qu’il faudrait simplifier pour ne pas décourager les investisseurs. L’exemple de la réhabilitation de la cathédrale Notre Dame, bénéficiant de procédures dérogatoires, montre que c’est faisable rapidement et que cela donne des résultats tangibles. Des simplifications structurelles de notre cadre juridique éviteraient les procédures dérogatoires accordées ponctuellement, permettant à l’investisseur de comparer les réglementations des sites potentiels d’installation très en amont de la décision d’investissement.


Sur le plan fiscal, le taux d’imposition des bénéfices des entreprises a été ramené de 33,33% en 2016 progressivement à 25% au 1er janvier 2022, niveau se rapprochant de celui des autres pays de l’Union Européenne. Cette évolution favorable, appréciée des investisseurs doit cependant s’accompagner d’une stabilité et d’une visibilité sur le long terme ; ce qui fut le cas jusqu’en 2024. La situation budgétaire de la France a conduit au vote d’une augmentation ponctuelle en 2025 du taux pour les plus grandes entreprises. Il serait indispensable que l’on revienne au taux de 25% en 2026 et que ce taux soit pérenne pour rassurer les investisseurs.

Un autre aspect fiscal serait également à amender, celui relatif aux impôts de production qui sont de l’ordre du double de ceux en vigueur en moyenne dans les pays de l’Union européenne ; ils se situent en effet en France à près de 5% de la valeur ajoutée contre de l’ordre de 2,5% dans l’Union européenne, ce qui constitue un vrai handicap en termes de compétitivité.


Sur un plan budgétaire, l’Etat est contraint et doit donc sélectionner les secteurs jugés prioritaires et ne pas saupoudrer ses aides : le numérique, la robotique, l’IA, la recherche (santé, fusion nucléaire, batteries, …) sont quelques exemples non exhaustifs qui devraient être soutenus. Les circonstances géopolitiques actuelles incitent également à mettre l’accent sur le développement de tout ce qui concerne les matériels militaires sophistiqués dont la France est déjà un producteur mondialement reconnu.

Il reviendrait également aux collectivités locales de se mobiliser pour offrir un cadre de vie attractif pour les personnels des entreprises ou des unités de production en création. Cela concerne notamment la création de logements, d’écoles, de commerces, de lieux de distraction et de détente sportive, de transports. C’est alors que les zones d’implantation choisies, souvent rurales, pourront attirer les familles des personnels et fidéliser ces derniers au sein des établissements créés.

Les ressources humaines représentent en effet une problématique fondamentale dans le secteur industriel. Nous entamons les dix dernières années d’activité des baby-boomers. Pendant les 30 années de baby-boom (1946- 1974), le nombre de naissances annuelles a continuellement dépassé 800 000, voire même 850 000 sur une douzaine d’années. De 1974 à 2010, le nombre de naissances annuelles a été en moyenne de l’ordre de 760 000 (soit environ 80 000 de moins en moyenne que pendant la période du baby-boom) et depuis 2010, année la plus féconde de ce début de 21ème siècle avec 832 000 naissances, la chute est importante, passant au-dessous de 700 000 naissances en 2021 et atteignant un plus bas en 2024, avec 663 000 naissances, soit 180 000 de moins que pendant la période du baby-boom !

Cette évolution démographique montre qu’il reste une dizaine d’années pendant lesquelles les derniers baby-boomers seront remplacés par la génération suivante, soit par 80 000 personnes de moins chaque année, comme c’est le cas depuis une petite vingtaine d’années. Ensuite, sur les 15 années suivantes, le remplacement des départs en retraite se fera sur la base d’environ 100 000 personnes de moins par an.


Ce constat interroge sur la capacité de la France à faire face aux besoins en personnel de l’ensemble de son économie. Une réindustrialisation accroîtrait le déficit en personnel, qui existe déjà dans un certain nombre de secteurs, même si les nouvelles usines, fortement robotisées, auront besoin de moins d’employés pour fonctionner.

La France est un des pays les plus avancés en termes de formation d’ingénieurs de tout premier plan, notamment pour tout ce qui concerne les formations en mathématiques fondamentales et applicatives ; l’intelligence artificielle est un des domaines où les ingénieurs français occupent les premières places dans nombre de start up dans la Silicon Valley mais aussi en France où beaucoup reviennent, enrichis d’une expérience professionnelle aux Etats-Unis.

La formation d’ingénieurs en France via les grandes écoles, Normale Sup et certaines universités, est mondialement réputée. Actuellement, 40 000 diplômés sortent chaque année de ces formations d’excellence. L’évolution des progrès scientifiques est telle que les besoins des entreprises en spécialistes de matières jouant des rôles de premier plan comme, entre autres, les mathématiques quantiques, les développements en fusion nucléaire, les recherches en fabrication de batteries, les conceptions de robots, de drones, ne sont pas suffisamment couverts. Il est estimé que les formations en ingénieurs devraient au moins doubler leur volume actuel pour atteindre de l’ordre de 80 000 par an pour répondre aux besoins des prochaines années.

C'est un véritable défi, nécessitant d’une part de diriger beaucoup plus de lycéens vers les filières techniques et scientifiques, en particulier de lycéennes qui délaissent actuellement les mathématiques, et d’autre part de doubler les capacités des écoles d’ingénieurs, ce qui implique, outre les problèmes de dimensionnement des locaux, un accroissement significatif de professeurs et de chercheurs de haut niveau. Pour y parvenir, il faut dès maintenant prendre les mesures adéquates en termes de formation/ recrutement de professeurs des écoles pour permettre aux écoliers et collégiens de prendre goût aux mathématiques et aux matières scientifiques et technologiques afin que davantage de lycéens s’orientent vers celles-ci pour répondre aux besoins estimés des 5 à 10 prochaines années.


Le manque global de travailleurs mentionné précédemment va se faire sentir de manière très aigüe dans les postes hautement qualifiés et de recherches : comment répondre au besoin supplémentaire d’au moins 40 000 ingénieurs par an avec des générations nouvelles plus petites de quelque 100 000 individus si l’on reste dans les niveaux de ces dernières années ?

Au total, une réindustrialisation dynamique de la France passe par des réformes structurelles indispensables à mener très rapidement : prioriser les orientations des lycéens vers les matières scientifiques, développer les formations aux nouvelles technologies, simplifier notre système juridique, alléger la fiscalité de production, focaliser l’appui de l’Etat via le ministère de l’industrie sur les secteurs prioritaires et sensibiliser les collectivités locales au besoin d’un cadre de vie attractif proche des nouvelles implantations industrielles.

La réindustrialisation sera effective si tous les acteurs partagent la même volonté de faire évoluer rapidement la machine France ! 


Denis KLEIBER

Co-animateur des Forums Mac Mahon