Sylvain MAKAYA, Partner Asset Based Financings
Les crises récentes (pandémie, guerre en Ukraine, tensions sino-américaines) ont révélé la vulnérabilité des économies modernes, dépendantes de chaînes d’approvisionnement globalisées et exposées aux chocs géopolitiques. La pénurie de semi-conducteurs en 2022, qui a paralysé des secteurs clés comme l’automobile, illustre cette fragilité. C’est également le cas de l’approvisionnement énergétique du pays, et de l’accès aux matières premières, qui ont un impact direct sur la rentabilité des entreprises, et donc leur capacité à investir. Parallèlement, l’urgence climatique impose une refonte des modèles industriels, avec un double impératif : réduire l’empreinte carbone tout en relocalisant les activités stratégiques.
Il y a évidemment la problématique des ouvertures/ fermetures nettes d’usines (en 2024, 89 fermetures ou annonces de fermetures ou restructurations de sites industriels ont été recensées, versus 65 ouvertures comptabilisées, auxquelles il faut ajouter les 46 extensions de site) qui marque un arrêt du cycle de réindustrialisation initié il y a plusieurs années, victime notamment des contraintes liées aux prix de l’énergie. Sous cet aspect « comptable » du nombre, se cachent des problématiques stratégiques, induites – perte de savoirfaire, impact sur l’écosystème de la filière et marché de l’emploi, dans un contexte d’extrême volatilité des marchés et des tensions géopolitiques, notamment sur les droits douaniers.
A titre d’exemples, les transports et l’énergie nucléaire, piliers historiques de la souveraineté française, incarnent ces défis. La fermeture de l’usine Alstom à Saint-Ouen en 2018, sauvée in extremis par un montage financier incluant un saleand-leaseback avec Nexity, rappelle la précarité des savoir-faire industriels. Dans le nucléaire, le retard du réacteur EPR de Flamanville (+10 ans et 19,1 milliards d’euros de surcoût) symbolise les risques technologiques et financiers des projets d’infrastructure. Ces exemples, et on pourrait en citer d’autres (l’automobile, ou encore les multinationales, avec qui l’État n’a pas su négocier / offrir une alternative, comme Whirlpool, Arcelor-Mittal, etc.) soulignent l’urgence de repenser les mécanismes de financement face à une désindustrialisation accélérée (–20% d’emplois industriels entre 2000 et 2020) qui menace la souveraineté nationale.
Le plan France 2030 (54 milliards d’euros) cible explicitement les transports décarbonés (batteries, hydrogène) et le nucléaire (SMR, recyclage des déchets). Les fonds régionaux comme le Fonds Avenir Industrie d’Auvergne-RhôneAlpes complètent ce dispositif. Pourtant, les contraintes financières réduisent de 22% la probabilité pour les entreprises manufacturières de lancer des projets innovants, selon les travaux de Frédérique Savignac.
Les PME de la filière transport subissent une double peine : hausse des taux (+4 pts depuis 2021) et dépendance aux subventions publiques (75% des contrats ferroviaires soumis à des clauses « Buy European »).
Il faut privilégier une approche par filière, pour bénéficier des synergies (formation, maîtrise de la chaine de valeur, expertise, robustesse et résilience économique), car la délocalisation d’une usine peut impacter l’ensemble d’un bassin d’emploi et l’ensemble d’une chaine de valeurs (sous-traitants, fournisseurs, etc.)
1. Les fonds souverains régionaux jouent un rôle clé dans les écosystèmes industriels. En Normandie, le fonds régional a cofinancé l’usine de recyclage d’éoliennes Newpark à Rouen, créant 350 emplois non délocalisables. Dans le nucléaire, le Grand Est soutient la reconversion du site Fessenheim vers un hub hydrogène bas-carbone, avec un effet levier de 1:3 sur les investissements privés.
2. L’Asset-Based Finance (ABF) offre des solutions adaptées aux actifs lourds. Orano (ex-Areva) a ainsi levé 500 millions d’euros en 2023 en nantissant ses brevets de traitement des combustibles usés. Dans les transports, le groupe Alstom utilise ses contrats de maintenance ferroviaire comme collatéral pour des prêts à taux préférentiel (–2,5 pts vs marché). Ce mode de financement permet également le renouvellement et l’amélioration du parc industriel (machines-outils, fours industriels, etc.) et la décarbonation des actifs (transports et logistiques, efficacité énergétique) permettant l’amélioration des marges et la réduction de l’impact économique de notre industrie. Cela a été le cœur de mon activité chez Eurazeo, avec le lancement de plusieurs fonds AssetBased, orientés vers l’industrie et la logistique.
L’hybridation public-privé se révèle cruciale : le projet Vulcain (réacteur nucléaire de 4e génération) associe des fonds souverains (34%), des prêts ABF (29%) et des subventions européennes (37%). Ce modèle réduit le coût moyen du capital de 9% à 6,2% sur 20 ans.
Mais tout cela implique une stratégie globale, nationale et même européenne, de définition des enjeux souverains – quel niveau de souveraineté souhaitons-nous associer à chaque filière industrielle. Cette approche permettrait de définir les conditions de maintien et de développement de nos filières (partenariats stratégiques avec certains pays, gestion géopolitique des dépendances relatives, préférence industrielle nationale, sécurisation de l’accès aux matières premières et à l’énergie, plan national de formation, etc.).
La réindustrialisation soulève des défis structurels et des opportunités liés aux spécificités territoriales françaises :
1. Hétérogénéité réglementaire : Le déploiement transfrontalier de l’Asset Based Finance (ABF) se heurte à des cadres juridiques fragmentés en Europe, notamment pour les projets énergétiques offshore ou l’exploitation des ressources critiques (terres rares, lithium).
2. Évaluation des actifs stratégiques : Les actifs industriels « verts » (parcs éoliens maritimes, usines de recyclage) posent un défi d’évaluation en raison de modèles économiques émergents. Par exemple, les projets d’hydrogène vert en Bretagne nécessitent des garanties publiques pour attirer des financements privés, combinant ABF et fonds souverains régionaux. A ces enjeux de valorisation s’ajoutent la capacité à évaluer la qualité des actifs cibles.
3. Diversification territoriale : L’enjeu est d’éviter une concentration sectorielle, comme en Nouvelle-Aquitaine où 60% des investissements industriels sont liés aux énergies renouvelables. La stratégie nationale vise à capitaliser sur les atouts de l’« or bleu » (ressources maritimes) et de l’« or vert » (agro-industrie), en développant des clusters mixtes – combinant énergies marines en Normandie et bioressources en Occitanie.
L’indépendance énergétique, à la base de toute chaine de valeur, passe par la sécurisation des ressources naturelles critiques. Le projet France Minéraux (2023) illustre cette priorité, avec des partenariats public-privé pour l’extraction durable de lithium en Allier, couplés à des formations professionnelles en génie des matériaux. Les régions comme les Hauts-de-France misent sur les parcours de formation duale (écoles-usines) pour répondre aux besoins de main-d’œuvre qualifiée dans les filières éoliennes et solaires.
La réindustrialisation exige une révolution financière autant que technologique. En s’inspirant du modèle Vulcain et des fonds souverains régionaux, la France peut :
1. Créer des véhicules d’investissement dédiés aux filières stratégiques (nucléaire, transports), associant actifs tangibles et savoir-faire dans des pools garantis par l’État.
2. Adapter l’ABF aux cycles longs via des mécanismes de garantie publique sur les actifs industriels (brevets, infrastructures).
3. Renforcer les partenariats public régionaux pour diversifier les bassins d’emplois industriels.
4. Ré-enchanter l’industrie, notamment auprès des plus jeunes, pour qui les enjeux environnementaux sont des leviers d’orientation forts.
L’engagement pour la souveraineté industrielle française doit être régulier et s’appuyer sur une vision long-terme, et un cadre politique et réglementaire stable, pour s’ancrer dans notre économie. Pour ce faire, il faudra savoir conjuguer les attentes des financeurs (privés et institutionnels) avec les enjeux industriels et nos choix stratégiques, pour mettre la finance au service de l’industrie, et pas l’inverse.
Sylvain MAKAYA
Partner Asset Based Financings