Virginie SAKS, Cofondatrice de Compagnum, Directrice Exécutive de la Chaire Deeptech et Industrie du futur de l’ESSEC Business School.
Parlons peu, parlons chiffres. Il faut 200 milliards d’euros pour réindustrialiser la France à hauteur de 12% du PIB à horizon 2035. Pour comparaison, notre fonds souverain - Bpifrance - est crédité d’un budget de 20 milliards d’euros (quand le fonds souverain norvégien dispose de 1 000 milliards d’euros). Et l’épargne des Français, une manne sousexploitée qui représente 6 000 milliards d’euros, reste principalement investie dans des placements peu risqués (donc hors industrie). Tout cela dans un contexte de concurrence internationale féroce ; mentionnons par exemple le dumping chinois dans tous les secteurs de l’industrie ou les tarifs douaniers américains. « Pendant que nous aspirons à gagner deux points de PIB industriel en une décennie, l’Empire du Milieu déploie 55 usines géantes de semi-conducteurs à un rythme vertigineux », s’alarme Nicolas Dufourcq, DG de Bpifrance. Un dumping assassin pour nos entreprises industrielles françaises et européennes qui voient déferler des produits concurrents d’extrême qualité... deux fois moins cher.
Dès lors, comment financer le développement de notre industrie dans ce contexte ? Et comment s’assurer que les projets financés bénéficient aux territoires français ?
Que finance-t-on dans l’industrie ? Du long terme (par ex : innovation, nouvelles usines et lignes de production) et du court-moyen terme (par ex : achats de matières premières, recrutement, équipements, développement produit, internationalisation, ...). Des projets de toutes tailles, depuis les grands groupes, fleurons en mesure d’apporter des commandes à nos milliers d’ETI et PME, jusqu’aux start-up industrielles qui préparent l’innovation de demain en passant par les ETI et PME qui irriguent les territoires. Enfin, une extrême variété de secteurs ; les projets de production d’énergie renouvelable, par exemple, qui se chiffrent à plusieurs centaines de millions d’euros.
Depuis janvier 2025, une commission d’enquête sénatoriale sur l’efficacité des aides publiques aux grandes entreprises atteste de l’utilisation massive du crédit impôt recherche et de l’aide à l’apprentissage. A titre d’exemple, Engie a embauché en 2023 6 000 apprentis et bénéficié d’allègements de charge pour un montant de 23 millions d’euros. STMicroelectronics a bénéficié d’aides à l’innovation pour un montant de 487 millions d’euros dont 119 millions d’euros au titre du crédit impôt recherche.
De leur côté, les start-up industrielles ont recours aux aides de France 2030 tels que les crédits d’impôt industrie verte ou l’appel à projet première usine (avance remboursable sur l’implantation industrielle). Les PIEEC (Projets importants d’intérêt européen commun) s’avèrent déterminants pour des secteurs entiers comme la microélectronique. Quant aux PME et ETI, elles se financent à 75% par le levier bancaire. De grandes banques - Caisse d’Epargne, Crédit Mutuel Arkéa, La Banque Postale... - ont fait de l’industrie un axe de leur stratégie. Au cours de sa récente audition à l’Assemblée nationale sur les freins à la réindustrialisation, Augustin de Romanet - ancien président de la CDC, d’ADP et actuel président d’Europlace - souligne ainsi l’importance des implantations territoriales de grandes banques françaises, permettant d’assurer un financement de proximité qui profite à nos PME industrielles.
Le panorama est moins rose sur l’ouverture du capital (coté, non coté ou capital risque) : quand il s’agit d’investir, les Français boudent l’industrie. Fin 2022, selon la Banque de France, les investisseurs non résidents détenaient 770 milliards d’euros d’actions des sociétés françaises du CAC 40 soit un taux de détention de 40,3%. Une proportion qui s’accroît dans l’industrie avec une part toujours plus importante d’investisseurs américains. La dynamique s’observe également sur des entreprises industrielles de moindre taille ; à titre d’exemple, le fonds chinois NSIG est le deuxième actionnaire d’une ETI française de fabrication de semi-conducteurs. Pourquoi ? Parce qu’il est incroyablement difficile de trouver des investisseurs privés français ou européens prêts à financer notre industrie, si bien que 60% des start-up industrielles disent aujourd’hui rencontrer des difficultés de financement (baromètre 2024 de Start Industrie).
Ainsi, de nouveaux fonds d’investissements et sociétés de gestion dédiés à l’industrie voient le jour. De leur côté, les collectivités territoriales ouvrent des fonds favorisant l’industrie locale et, pour les plus volontaires, cartographient leurs filières industrielles pour mieux les valoriser.
Sans compter une manne sous-exploitée : l’épargne des Français. Sur un montant total de 6 000 milliards d’euros, il suffirait de flécher 2 à 3% de l’épargne pour financer la réindustrialisation. Promouvoir davantage des produits comme le PEA PME, permettant aux Français d’investir dans des PME non cotées de proximité serait une première étape, suggérée par Augustin de Romanet. Rappelons que ces produits sont moins volatiles et donc moins risqués que des investissements cotés. Bpifrance démocratise également depuis plusieurs années le private equity auprès des français avec des produits tels que Bpifrance entreprise et plus récemment Bpifrance Défense. Le financement par l’épargne est d’autant plus avantageux qu’il permet de recréer le lien des Français à leur territoire et l’envie de consommer français.
Et si la solution était là ?
L’envie d’industrie, c’est par exemple une commande publique plus patriote : la loi industrie verte permet désormais aux collectivités d’inclure des critères de transition écologique, favorisant de facto le fabriqué local, et ainsi de financer l’industrie française. « Nous pourrions générer de l’ordre de 15 milliards d’euros de chiffre d’affaires supplémentaire du Made in France », estime Olivier Lluansi, auteur de Réindustrialiser : le défi d’une génération.
L’envie d’industrie, ce sont des entreprises industrielles plus désirables avec une meilleure communication financière et extra-financière, en particulier auprès des citoyens locaux. « Nous avons développé une approche de communication basée sur la responsabilité territoriale de l’industrie, qui améliore l’acceptabilité et l’attractivité des activités industrielles. A cela, il faut ajouter une gouvernance plus ouverte aux parties prenantes locales, ce qui améliore significativement l’image de l’entreprise », résume François Verrecchia, cofondateur de Compagnum, expert en gouvernance et ancrage territorial de l’industrie.
Enfin, l’envie d’industrie est celle des financeurs. Lorsqu’une banque finance des PME, un institut de formation, de nouvelles infrastructures énergétiques, un bâtiment industriel sur une friche… elle construit son propre récit de la réindustrialisation des territoires. Il lui suffit de cartographier ses projets industriels et de les mettre en lien au sein d’une stratégie marketing grand public originale et aspirationnelle.
Le financement n’est que la partie émergée de l’iceberg ; la solution n’est pas (que) technique, elle est culturelle. Sommes-nous suffisamment fiers de notre industrie pour la faire réussir ?
Compagnum est une société de conseil sur la réindustrialisation et l’ancrage territorial de l’industrie. Nous accompagnons d’un côté des entreprises industrielles dans leur stratégie territoriale, et de l’autre des territoires et financeurs (banques, fonds d’investissement) dans leurs stratégies industrielles. Nous nous engageons dans nos écosystèmes pour redonner envie d’industrie. Virginie Saks, cofondatrice de Compagnum est aussi Directrice Exécutive de la Chaire Deeptech et Industrie du futur de l’ESSEC Business School.
Virginie SAKS,
Cofondatrice de Compagnum, Directrice Exécutive de la Chaire Deeptech et Industrie du futur de l’ESSEC Business School.