À quel niveau intervenez-vous pour financer l’innovation dans la santé ?
Bpifrance intervient au capital des sociétés dans le cadre de nos fonds d’investissements (capital risque et capital développement). Au sein de la Direction Innovation, notre équipe est focalisée sur le capital risque et accompagne le développement des projets d’innovation dans la Santé et notamment le développement de produits thérapeutiques. En tant qu’investisseur, nous intervenons bien sûr au sein de la gouvernance des sociétés.
C’est le cas des Fonds InnoBio, souscrits majoritairement par des laboratoires pharmaceutiques. Le capital-risque est un métier passionnant que j’exerce depuis 25 ans; après une formation d’ingénieur (Ecole Polytechnique), j’ai réalisé une partie de ma carrière dans l’innovation chez Rhône Poulenc, Aventis, la CDC puis chez Bpifrance.
En quoi la valorisation des biotechs est-elle un exercice complexe ?
Les méthodes d’évaluation classiques n’ont pas leur place à ce stade embryonnaire des projets, l’activité financée ne génèrera du chiffre d’affaires que dans un horizon d’une dizaine d’années et donc la valorisation dans ce secteur est un sujet périlleux. C’est finalement un sujet de savoir-faire et d’expérience.
Les projets innovants dans la santé, si l’on parle du développement de futurs médicaments, sont basés sur des avancées scientifiques en médecine, biologie et chimie ; l’étude de ces projets requiert des compétences spécifiques pour les comprendre et évaluer le risque, anticiper le besoin en fonds propres et la valeur potentielle de sortie du capital des sociétés : compétences scientifiques, connaissance de la propriété intellectuelle (licences, brevets), compréhension des process de production, des étapes réglementaires et du marché.
Si le produit innovant est identifié, il est très important de regarder son potentiel positionnement dans « l’arsenal thérapeutique »: s’attaque-t ’on à une maladie rare non soignée ou à une maladie grand public comme le diabète de type 2, le produit a-t-il vocation à traiter une grande partie de ces patients ou seulement une sous-population restreinte, quel pourrait être son prix, son remboursement par les systèmes de soin ? Tous ces éléments ont un impact sur la future commercialisation du produit et donc la valeur de sortie de la société.
Rappelons l’importance des étapes scientifique et réglementaire des projets Biotechs ; tout d’abord les tests sont effectués in vitro, et in vivo sur des animaux pour mesurer la toxicité et l’efficacité d’un médicament, ce qui signifie qu’avant d’avoir l’autorisation d’entrer en phase clinique (essais chez l’homme) le budget de recherche à financer est déjà significatif, et bien entendu nous sommes loin des débouchés commerciaux et de la notion de retour sur investissement classique. Ainsi, l’activité est compliquée et la méthode des cash-flows actualisés par exemple n’a pas de sens à ce stade de développement du projet.
Donc comment calibrez-vous la valorisation d’une biotech ?
Certains projets ne passent jamais la phase des essais sur l’homme, et nous avons une obligation de performance de nos fonds en ligne de mire. Puisque le taux de succès des projets est aléatoire, et plutôt faible en moyenne, nous travaillons sur des objectifs de multiple d’au moins cinq fois l’investissement initial, c’est un multiple assez haut qui, au final, aboutit à moyenner le retour sur investissement du portefeuille.
Le montant du Capex nécessaire pour financer plusieurs années de R&D jusqu’à la fin de la phase II est le point de départ de la valorisation, les premières années ne sont que des charges à financer (hormis l’encaissement de subventions). Nous recherchons les comparables boursiers quand ils existent, les transactions privées comparables, qui nous permettent d’affiner la valorisation, et nous appliquons un multiple d’investissement de 5x. Evidemment, ce qui complique la méthode des comparables, c’est qu’ il existe une multiplicité de projets innovants, et à des stades de développement différents.
Le positionnement marché du produit est aussi un facteur de valorisation important. Prenons un exemple simple : un médicament qui peut soigner une maladie rare touchant un pourcentage faible d’une population se vendra cher s’il n’existe pas de traitement concurrent sur le marché.
Citons l’exemple de la société Alexion, spécialisée dans une maladie rare, en France il n’y a que 50 patients, mais elle est en cours d’OPA par AstraZeneca pour une valorisation de 39Mds$ car son produit permet de sauver des vies et qu’il n’y a pas de produit concurrent.
A l’opposé, citons la maladie du diabète de type 2 : les produits actuels sont aux alentours de 1 euro par jour, c’est un produit basique pas cher qui génère peu de marge même s’il a atteint le marché de masse. Par ailleurs, sur un marché comme le diabète, l’accès au marché est compliqué et un nouveau produit n’entrera que dans des prescriptions de troisième ou quatrième ligne, c’est-à-dire pour des patients pour lesquels les deux ou trois produits actuels de référence n’ont pas ou plus d’effet.
La stratégie de positionnement sur le marché, le Market Access, est donc un élément impactant pour la valorisation d’une biotech.
A quel moment vos fonds sortent-il des projets et avec quel résultat ?
Notre fonds InnoBio intervient un ou deux ans avant le début des essais cliniques et sort généralement après la phase II (démonstration de la sécurité et de l’efficacité chez l’homme), sachant que le produit devra encore être évalué en phase III, dans une population plus large, et sera commercialisé trois ou quatre ans plus tard s’il est viable. Nous intervenons donc sur une période allant de N-10 à N-4 par rapport à l’entrée sur le marché et sommes donc loin du marché aval.
La probabilité de succès reste faible dans ce secteur, dans un fonds Biotech, sur seize projets financés environ deux seront considérés comme vraiment performants et vont permettre d’atteindre un multiple entre 5x et 10x, en faisant une IPO sur Euronext ou au Nasdaq ou en faisant l’objet d’une acquisition par un grand laboratoire pharmaceutique ou une grosse biotech. Quelques projets se rembourseront sans gains significatifs, et certains ne seront jamais viables.
Comment anticipez-vous une sortie réussie ?
La base de la réussite est évidemment l’équipe de management ; il convient donc de motiver cette équipe grâce à des stocks options ou des dispositifs comme les bons de souscription d’actions. Ces incitatifs peuvent représenter 12% de la valorisation globale de l’entreprise au moment de la cession.
Le prix d’achat de nos parts est bien entendu le résultat d’une négociation avec les fondateurs et le top management, il peut être modulé par des catégories d’actions, avec des droits différents, et dans la négociation peut être introduite une plus ou moins grande séniorité dans le remboursement. Les fonds se protègent aussi en cas de non-succès pour récupérer une partie des fonds investis, ils peuvent ainsi accepter une valorisation un peu plus forte en contrepartie d’une couverture vers le bas.
La valorisation des projets innovants dans la santé est un sujet complexe et incertain, avec une bonne part fondée sur la juste estimation du budget global de R&D. Si le développement clinique est compliqué et si la thérapie à développer est trop coûteuse, les fonds n’auront pas l’espoir d’en retirer un minimum de retour sur investissement. Les retards dans les phases de développement sont fréquents et entrainent des surcoûts ; sans oublier que la production des lots pour les essais cliniques peut représenter à elle seule une part très importante du montant de l’investissement global.
Avez-vous investi dans les vaccins et la recherche sur le COVID récemment ?
Le secteur de l’anti-infectieux n’a pas fait l’objet d’une grande attractivité pour le capital risque jusqu’à présent et le développement des vaccins était réservé à quelques grands laboratoires pharmaceutiques. L’immunité de l’être humain est un sujet compliqué : comment atténuer le virus avant de l’injecter ? Quel est le bon dosage ? Faut-il intégrer des adjuvants ? Quelle est la méthode de production du vaccin ? Ce sont des questions importantes auxquelles s’ajoutent la difficulté de mettre en œuvre des essais cliniques sur de larges populations. En ce qui concerne les antibiotiques, même un nouvel antibiotique très puissant est susceptible de générer des résistances et sera réservé à des cas où l’arsenal thérapeutique existant ne fonctionne pas. Son marché sera donc limité dans un premier temps et son adoption, pour une large partie des patients, incertaine. Nous n’avons pas eu l’opportunité d’intervenir dans les projets de vaccins sur le Covid-19. Nous avons cependant dans notre portefeuille, des sociétés qui travaillaient déjà dans le domaine de l’immunité et qui développent des traitements pour différents stades de la maladie.
Laurent ARTHAUD, Directeur du pôle Sciences de la vie, Ecotechnologies et French Tech Bpifrance Investissement