Des progrès, mais doit mieux faire urgemment : c'est en substance le message du rapport annuel sur les perspectives agricoles de l’agence des Nations Unies pour l’alimentation (FAO) et l’Organisation de coopération et de développement (OCDE) publié le 29 juin dernier, qui souligne la réponse toujours insuffisante du secteur agricole face au changement climatique et à la guerre en Ukraine. Cette dernière fait sentir ses impacts grandissants sur l'approvisionnement en matières premières, ravivant les craintes d’une aggravation de l'insécurité alimentaire au sein d’une population mondiale en pleine croissance, à travers une hausse des coûts de production, et freinant la transition agroécologique.
Pour relever ces défis, ce même rapport estime que la productivité agricole devra augmenter de 28 % d’ici 2030 pour atteindre l’objectif de développement durable de « Faim Zéro », tout en réduisant massivement les émissions de gaz à effet de serre (GES). Autrement dit, il faudra tripler la hausse de la productivité enregistrée ces dix dernières années. L’urgence de trouver une paix géopolitique et locale va de pair avec la transformation des systèmes agroalimentaires en profondeur. Cette tribune propose de revenir sur les avancées en matière de transition agroécologique en France et les défis après le début de la guerre en Ukraine le 24 février dernier.
Le secteur agricole est sans contexte le secteur de l'économie le plus touché par les grands défis environnementaux et géopolitiques actuels. Le premier semestre 2022 a été marqué par des augmentations brutales du prix des matières premières liées à la reprise de la demande suite à l’épidémie COVID-19 et à la guerre en Ukraine. Une guerre qui fait réaliser aux Européens, et plus largement au monde entier, leur grande dépendance en matières premières importées.
Afin d’assurer son approvisionnement, l’Europe a d'ors-et-déjà cherché à augmenter ses importations en matières premières agricoles et à trouver des substituts à ses importations russes d’hydrocarbures. Dans un même temps, en coordination avec les autres pays européens, la France propose des mesures agricoles et agroalimentaires dans le cadre du plan de résilience économique et sociale à l’instar de la prise en charge de la moitié du surplus de dépenses énergétiques (dans la limite des pertes des entreprises) et de la remise de 15 centimes hors taxes sur le gaz non routier.
Le développement de ce plan de souveraineté passe aussi par l’accélération du développement des énergies renouvelables et la «décarbonation» du secteur agricole en amont et des industries agroalimentaires. Une manière donc de faire d’une pierre-deux-coups.
Pour autant, rien n’est gagné en matière d’impacts économique et environnemental. En effet, ces solutions, temporaires, s’accompagnent de plusieurs inconvénients que sont un prix plus élevé pour les consommateurs et des conséquences indirectes sur l’environnement et la biodiversité couplées avec une empreinte carbone incertaine.
Des mesures additionnelles viennent s’ajouter à l’effort gouvernemental de limiter les effets de la hausse des prix de l’énergie dont la sécurisation de la campagne 2022 en engrais pour la fin de l’année mais aussi la sortie de notre dépendance. Des mesures qui, de fait, soufflent le chaud et le froid en matière de transition agroécologique. Cela passera par exemple par l’adaptation ou le report de mesures réglementaires pouvant affecter la disponibilité des engrais en 2022, tout en privilégiant la production d’engrais vert et le développement de filières locales de valorisation d’engrais organiques (« plan souveraineté azote »). Cette stratégie soulève un certain nombre de questionnements sur l’effet immédiat sur l’environnement et la biodiversité.
Les résultats de cette nouvelle politique sont d’autant plus incertains qu’à l’heure actuelle aucun système agricole ne paraît viable pour se substituer à l’agriculture conventionnelle, fortement dépendante en engrais et pesticides. Il devient tout aussi urgent de mettre en œuvre des stratégies d’adaptation et de protection des cultures alternatives à la lutte chimique tout en maintenant les niveaux de production agricole.
L’adoption de pratiques plus favorables à l’environnement et à la biodiversité pourrait constituer une voie pour réduire l’usage de produits phytosanitaires mais au détriment d’une forte productivité. À ce titre, l’exemple de l’agriculture biologique n’est pas singulier. Dans le cadre de la réforme MacSharry de la politique agricole commune en 1992 (règlement (CEE) n° 2078/92), puis de l’Agenda 2000, l’agriculture biologique représente un outil réglementaire de réduction de l’usage des intrants chimiques et d’amélioration des conditions environnementales dans le paysage européen. Les récents travaux de Chabé-Ferret et al. (2021)1 constatent cependant que « les rendements diminuent de 33 % après la conversion à l’agriculture biologique, ce qui implique que la surface agricole doit s’étendre de 50 % pour que l’agriculture biologique produise la même quantité de nourriture que l’agriculture conventionnelle. »
L’Europe, qui a augmenté ses ambitions en termes de productions alternatives comme l'agriculture biologique – à hauteur de 25 % de la surface utile agricole d’ici 2030 – pourrait donc être à nouveau contrainte de voir ces objectifs non réalisés. D’autant plus que, malgré son fort dynamisme (avec une augmentation de plus de 60 % de la surface agricole utile (SAU) convertie au cours des décennies), le développement de l’agriculture biologique reste faible (environ 7,5 % de la SAU en 2018).
Alors que les investissements privés dans la production et les infrastructures ainsi que le capital humain permettraient d’accroître la productivité agricole, ces solutions techniques ne suffiront pas à maintenir l’effort de transition et devra être accompagnée d’autres solutions politiques et organisationnelles.
Politiques, tout d’abord, par le maintien ou la création de mesures agroenvironnementales plus exigeantes en termes de cahier des charges, par l’accompagnement vers la digitalisation du secteur agricole, ou encore par la réglementation plus importante des substances actives homologuées pour la protection des plantes. C’est ce que l’Union Européen promet en refusant de ré-autoriser la mise sur le marché de certains pesticides à la toxicité avérée. Les prix et les subventions restent par ailleurs des facteurs de conversion aux pratiques agroécologiques importants, rappelant le rôle des dépenses publiques dans le développement de la transition écologique.
Organisationnelle, ensuite, en capitalisant sur de nouveaux leviers de développement à l’échelle microéconomique. L’effort de transition vers une agriculture bas carbone et sans pesticide devra passer par une meilleure coordination des acteurs économiques via le partage de connaissances et de savoir-faire (appelées « externalités marshalliennes ») sur les nouvelles manières de protéger les cultures contre les bioagresseurs, par exemple, facilitant une meilleure cohérence spatiale des surfaces engagées.
Mais restons lucides : outre la paix géopolitique, à l'échelle mondiale, c'est celle à l’échelle locale entre les ménages et les agriculteurs qu’il faudra trouver. En effet, la transition agroécologique ne se fera pas sans une volonté accrue de la population, comme consommatrice de biens produits et d'espaces, de suivre et encourager les mutations de l'agriculture. Les importantes perturbations climatiques que nous avons connues ces dernières décennies ont laissé les ménages européens, et français, en position d’attente avec une vue négative sur l’agriculture, notamment à travers l’impact des intrants chimiques utilisés durant le processus de production sur l'environnement et la santé publique. Dans ce contexte, les conflits d'usage entre les secteurs résidentiel et agricole, génèrent des contraintes supplémentaires aux agriculteurs dans l'exercice de leur métier qui pourraient limiter les conversions en l’absence d’un signal fort. Plus que jamais, l’Etat va devoir expliquer et informer pour éviter que la crispation sociale actuelle ne se transforme en une synergie de l’ensemble des acteurs à l’aune d’un désastre climatique et environnemental potentiel.
Les réformes successives de la Politique agricole commune de l’Union Européenne ont donné au secteur agro-alimentaire un regain d’espoir quant au développement de pratiques performantes en matière de réduction d’impact environnemental, telle que l’agriculture biologique. Par ailleurs, la Commission Européenne a adopté le 22 juin dernier des propositions inédites visant à restaurer les écosystèmes endommagés d’ici 2050 et à réduire de moitié l’utilisation des pesticides d’ici 2030. Ces mesures agro-environnementales peinent pourtant à se développer sur l’ensemble du territoire français, faute d’une mobilisation nette de l’ensemble des leviers existants.
Compte tenu de l’actualité géopolitique, la politique agro-alimentaire reste marquée par la gestion de la guerre et de ses conséquences comme l’intensification de l’insécurité alimentaire à l’échelle mondiale. De quoi oublier que la révolution agricole, comme condition sine qua non pour atteindre la neutralité carbone, ne pourrait se faire sans fermeté en matière de transition agroécologique.
Marine COINON
Economiste (Dr.), Toulouse School of Economics, INRAE et BSI Economics
1/ Chabé-Ferret, S., M. Coinon, A. Reynaud et E. Tène (2021). The Impact of Organic Farming on Productivity and Biodiversity: Evidence from a Natural Experiment. Chapitre de thèse d’E. Tène et de M. Coinon, disponible sur demande.