Patrick ERRARD, Philosophe et médecin
En réalité, ce sont les mêmes conditions que celles qui président à la quête existentielle de Sartre et à la morale de Kant : humanisme, désintéressement et universalité. Pour faire simple, il faut que le travail ait comme objet quelque chose de plus grand que son seul intérêt rémunérateur (désintéressement = servir une cause pour le bien commun ), que le produit de ce travail soit accessible au plus grand nombre (universalité), et que l’exercice de son « Art » au sein de ce groupe social qu’est l’entreprise, se fasse dans une approche humaniste et amoureuse (au sens où l’entendent les philosophes). Le sentiment heureux vient alors de la jouissance de ce que l’on accomplit au service de l’oeuvre commune, se détachant ainsi du simple intérêt égotiste de la rétribution de l’effort. Dans l’approche existentialiste du bonheur, le travail est une composante parmi d’autres, du sens que nous donnons à notre existence. A ce titre il ne peut pas se suffire à lui-même.
Il n’y a de nouvelles façons de travailler que par les progrès qui sont mis au service de l’intelligence (IA, numérique, informatique) et du physique (robotisation, ingénierie industrielle etc..)
Ce n’est pas tant notre conception de l’oeuvre à laquelle nous nous consacrons qui change, que les moyens que nous utilisons pour l’accomplir. Par conséquent, on peut dire que le « sens » que nous donnons au travail (sous sa triple définition : la perception sensorielle, la direction ou l’objectif, et la signification existentielle que nous lui donnons) n’a pas fondamentalement de raison d’être modifié par les outils que nous utilisons.
En revanche, la facilité avec laquelle nous allons l’exécuter, la créativité « augmentée » de notre cerveau, l’assistance dont nous bénéficions pour faire moins d’erreurs, ou encore la mobilité accrue dont nous jouissons (le fameux « travail distanciel ») change indéniablement la qualité de notre vie au travail, et la relation que nous avons avec lui.
Cette phrase est en réalité de Christophe Desjours, psychiatre, psychanalyste et professeur de psychologie, dont une partie de l’œuvre fut consacrée à la psychodynamique du travail. Le sens de cette citation est de rappeler qu’il y a toujours un écart entre ce que vous imaginez qu’il va se produire, et le réel, et que cet écart est souvent matérialisé par des aléas, des épreuves voir des échecs. De ce point de vue, on peut admettre qu’il est des situations de crises qui peuvent parfaitement se gérer « à distance » (par exemple quand il s’agit d’une crise liée à une question de choix stratégique, ou financier…) alors que d’autres nécessitent par essence votre présence sur le terrain (par exemple, les équipes du BEA dans un crash d’avion).
Quant à l’heureux hasard générateur d’une découverte inattendue, je ne vois pas en quoi Teams (qui reste un moyen de communication comme un autre) pourrait l’empêcher. Le génie créateur a besoin d’une émulation. Elle peut être physique ou virtuelle. L’essentiel est qu’elle serve la cause à laquelle nous travaillons. Mais il est indéniable que si Flemming n’était pas repassé un dimanche dans son laboratoire niché au sous-sol du St Mary Hospital, il n’aurait pas vu ses boites de pétri contaminées par ce champignon (Le Penicillum notatum) qui donna lieu à la découverte de la pénicilline !
Tout et son contraire a été écrit sur ce sujet. A titre personnel, je pense que c’est une question de dose, et qu’il faut se méfier des « effets secondaires » de la désocialisation générée en partie par la distanciation liée au télétravail. Pour autant, il ne faut pas nier les gains de productivité qu’il engendre, en particulier chez les salariés qui ont (par nécessité plus que par choix personnel !) des temps de transport important. Mais si l’on admet que le travail, du moins dans ce qu’il symbolise (le tripalium) n’est pas vraiment un objet de jouissance, alors il faut se poser la question de la place « raisonnable » qu’il doit occuper dans l’espace de la vie familiale et privée, cette vie qui doit être d’abord consacrée à sa famille et à soi-même. Je ne suis pas certain que les ordinateurs doivent prendre la place des couverts et des assiettes sur la table de salle à manger… A discuter !
Propos recueillis par Marie-Agnès NICOLET, Présidente du Comité Magazine du Centre des Professions Financières, Présidente de Regulation Partners.
PATRICK ERRARD
Philosophe et médecin