Emmanuelle LEON, Professeur ESCP Business School Directrice scientifique de la chaire Reinventing Work, Conférencière
Après la pandémie, le travail hybride s’est imposé comme une nouvelle norme. Pour les entreprises, c’est la promesse de réduire les coûts de l’immobilier, améliorer la qualité de vie des salariés, tout en attirant davantage de talents. Pour les collaborateurs, c’est l’opportunité de réduire leurs trajets, d’avoir un meilleur équilibre de vie, et d’optimiser l’organisation de leur activité, entre collaboration au bureau et concentration en télétravail. Mais ces promesses peinent à se réaliser, comme l’atteste l’actualité de certaines entreprises qui réduisent ou suppriment la possibilité de travailler à distance1 . Derrière l’image séduisante de l’alternance entre distanciel et présentiel, de nombreux défis persistent. Comment maintenir la cohésion d’équipes éclatées ? Comment éviter l’isolement et le désengagement à distance ? Cet article explore ces questions et propose des pistes d’actions.
Le travail hybride a bouleversé les interactions spontanées qui rythmaient la vie de bureau. Les discussions à la machine à café, les échanges dans les couloirs ou les réunions improvisées – autant de moments cruciaux pour créer des liens entre collègues – se sont évaporés ou se sont fortement réduits2. Ce manque d’interactions informelles fragmente les équipes. Les silos organisationnels se renforcent solant les collaborateurs à distance de ceux présents au bureau. Cette fragmentation freine la circulation fluide de l’information et complique la collaboration, particulièrement lorsque les échanges sont formalisés. Après tout, on ne tombe jamais sur quelqu’un par hasard dans une réunion Teams...
Et pourtant, paradoxalement, on n’a jamais autant « collaboré » : entre réunions à distance qui se suivent à la chaîne, notifications constantes et avalanche d’emails, les employés frôlent l’épuisement3. La fameuse « Zoom fatigue » frappe fort : il reste peu de temps pour réfléchir, encore moins pour se déconnecter. Alors que l’autonomie devient cruciale pour responsabiliser les collaborateurs à distance, les outils de surveillance se multiplient, parfois discrètement, parfois de façon beaucoup plus visible. En France, certains salariés n’osent plus quitter leur écran, craignant de rater une notification ou, pire, d’être perçus comme « absents » – même chez eux.
Si les outils technologiques - comme les plateformes collaboratives et les visioconférences - permettent de maintenir une certaine fluidité dans le travail hybride, ils ne compensent pas l’absence d’interactions humaines en face-à-face. Paradoxalement, la technologie, censée faciliter la collaboration, finit par morceler le travail et freiner la créativité. Capable d’automatiser des tâches répétitives, d’analyser des données ou de synthétiser des informations, l’IA soulage les équipes, mais génère de nouveaux défis liés à la qualité des données utilisées, les biais algorithmiques et les risques d’erreur (ce n’est pas par hasard que l’on parle « d’hallucination »4).
L’histoire regorge de promesses technologiques non tenues. Les emails étaient censés réduire les réunions ; les SIRH devaient libérer du temps pour des tâches stratégiques. Aujourd’hui, l’IA pourrait bien nous faire gagner du temps, mais encore faudrait-il maîtriser son usage. Dans un contexte où la distance accentue la création de silos entre les équipes, l’IA semble offrir une solution en connectant des informations éparses. Cependant, le véritable paradoxe demeure : comment exploiter le temps libéré sans tomber dans les mêmes travers que précédemment ? La gestion du temps, bien plus que celle de l’espace, sera le défi des entreprises de demain
Le travail hybride peut rapidement devenir un casse-tête organisationnel s’il n’est pas repensé en profondeur. Pour en faire un véritable atout, trois leviers doivent être activés :
1) Créer des rituels hybrides
Transposer les pratiques du bureau au télétravail ne suffit pas. Il faut inventer de nouveaux moments de cohésion, adaptés à cette réalité hybride. Des check-ins réguliers, des moments de partage informel ou des sessions de feedback collectif doivent devenir des rituels incontournables pour maintenir des liens solides entre les équipes, qu’elles soient au bureau ou à distance. Ces moments recréent les connexions humaines indispensables à un environnement de travail sain5.
2) Maintenir l’engagement
L’engagement des collaborateurs repose sur le sens donné au travail, la reconnaissance des efforts et l’autonomie. La tentation de l’évaluer à l’aune du temps passé au bureau doit disparaître. Sans cela, on va reproduire à distance les mêmes travers qu’à proximité. Les managers se doivent de fixer des objectifs clairs, d’effectuer un suivi de qualité de leurs équipes et d’adapter le niveau d’autonomie laissé à chacun en fonction de ses compétences. C’est ainsi que la confiance pourra se renforcer à distance. Un collaborateur engagé, c’est d’abord un collaborateur qui comprend le lien entre son activité et le projet de l’entreprise… sous réserve qu’il adhère à ce projet.
3) Favoriser la transversalité
Pour éviter la création de silos qui se renforcent dans un environnement hybride, il faut encourager davantage la collaboration transversale. Stimuler des projets qui brisent les barrières organisationnelles et favorisent la diversité des perspectives permet d’enrichir la créativité et l’innovation. La technologie doit connecter les équipes entre elles et permettre d’identifier les compétences des uns et des autres. L’IA pourra faciliter la mise en commun du savoir détenu par chaque partie de l’organisation, sous réserve de pouvoir l’agréger de manière cohérente6
Le travail hybride ne doit pas être perçu comme un compromis, mais comme une opportunité audacieuse de redéfinir la manière dont nous collaborons. C’est une occasion unique de repenser l’engagement en plaçant l’humain au centre de cette transformation. La technologie (et notamment l’IA) doit faciliter et compléter ces liens, pas les remplacer.
Ces évolutions ne peuvent se faire que dans une culture fondée sur la confiance, l’autonomie et la transversalité. Mais on ne change pas une culture par diktat ! On peut cependant encourager de nouveaux comportements : ce sont les managers qui doivent incarner, par leurs actions, la réalité de cette évolution.
1/ https://theconversation. com/teletravail-est-il-temps-deretourner-au-bureau-241320
2/ https://thechoice.escp. eu/choose-to-lead/beyondthe-water-cooler-buildingworkplace-connections-in-ahybrid-world/
3/ https://www.infobesite.org/
4/ https://mitsloanedtech. mit.edu/ai/basics/ addressing-ai-hallucinationsand-bias/
5/ https://hbr.org/2021/04/ what-psychological-safetylooks-like-in-a-hybridworkplace
6/ Massachusetts Institute of Technology (MIT) Symposium. (2024). AI for Industry: Hybe or Revolution. Organisé à Paris, le 17 octobre 2024
Emmanuelle LEON
Professeur ESCP Business School Directrice scientifique de la chaire Reinventing Work, Conférencière