Fondation actionnaire : et si l’actionnariat était au service de l’intérêt général ?

« Actionnaire d’intérêt général » : serait-ce un oxymore?

Alors que la rémunération du capital est communément admise pour servir des intérêts privés, un modèle alternatif de gouvernance et de propriété des entreprises s’est développé chez nos voisins européens : la fondation actionnaire ! Si le modèle est encore méconnu en France, 68% des entreprises danoises appartiennent en totalité ou en partie à des fondations... Et pas des moindres ! Ikea en Suède, Velux au Danemark, Rolex en Suisse ou encore Bosch en Allemagne sont ainsi détenues par un actionnaire d’intérêt général. Que pouvons-nous retirer de cette expérience pour le futur de l’actionnariat ?

La fondation, un actionnaire-philanthrope

Contrairement aux actionnaires classiques, la contribution au bien commun est au cœur du projet de la fondation : c’est une structure à but non lucratif dédiée à une cause d’intérêt général. Lorsqu’elle est actionnaire, la fondation détient tout ou partie des titres d’une entreprise commerciale ou industrielle. Elle est dès lors investie d’une double mission : d’une part, philanthropique, en soutenant des projets d’intérêt général grâce aux dividendes qu’elle perçoit, et d’autre part, économique, en jouant son rôle d’actionnaire en fonction de sa charte d’engagement et de ses droits de vote. Une double casquette qui dote la fondation de prérogatives bien plus larges que celles des actionnaires traditionnels ! Dans ce modèle atypique de gouvernance, les revenus du capital ne sauraient donc profiter à un nombre restreint de personnes. Par définition, la fondation n’appartient à personne et ne peut être rachetée : les profits sont alors réinvestis dans l’intérêt de l’entreprise, et/ou redistribués à des causes d’intérêt général. Actionnaire stable et de long terme, la fondation permet de sanctuariser la mission et les valeurs fondatrices de l’entreprise, de la protéger de rachats éventuels (voire d’OPA hostiles), ou encore de faire preuve patriotisme économique, en maintenant l’emploi et le capital sur le territoire.

Au Danemark, la Fondation NovoNordisk, propriétaire du géant pharmaceutique éponyme cotée en bourse, fait figure de cas d’école. Elle détient via la Holding Novo A/S (qu’elle contrôle à 100%) près de 70% des droits de vote dans chacune des deux filiales (cotées en bourse), et joue donc un rôle majeur dans l’orientation stratégique du groupe, dont les performances financières sont impressionnantes. Le groupe domine aujourd’hui le marché de l’insuline, et enregistre une hausse du chiffre d’affaires de 6% entre 2018 et 2019, s’élevant à environ 16,4 milliards d’euros. La Fondation gère également des activités d’investissements et veille au développement de la recherche au sein des entreprises du groupe. Par ailleurs, la fondation NovoNordisk est la plus généreuse du Danemark : en 2018, elle reverse l’équivalent de 228 millions d’euros dans les domaines scientifiques et social, soit environ 7% des dépenses publiques consacrées à la recherche au Danemark ! Un parfait exemple d’alliance vertueuse entre mission philanthropique et de mission économique !

Performance financière et fondation actionnaire : quels résultats ?

La fondation NovoNordisk est-elle une exception ? Face à un tel modèle actionnarial, il est facile d’imaginer le scepticisme des marchés financiers quant à la performance d’une entreprise détenue par une fondation. Cette dernière ne chercherait-elle pas à maximiser son revenu au profit de l’exercice de sa mission philanthropique, au détriment de l’entreprise ou des autres actionnaires ? La présence de la fondation en tant qu’actionnaire dévaloriseraitelle alors la valeur de la société ? Afin de répondre à cette question, des chercheurs ont travaillé sur les liens entre performance boursière et actionnariat d’intérêt général1 . Leurs résultats confirment bel et bien un comportement hostile des marchés face aux fondations actionnaires : la valeur actionnariale d’une entreprise augmente lorsqu’une fondation annonce diminuer sa participation au capital. A l’inverse, les effets sur la valeur sont presque nuls lorsqu’elle annonce augmenter le volume de ses parts. Les auteurs nous préviennent néanmoins de toute interprétation hâtive : le manque de connaissance du modèle de fondation actionnaire serait à l’origine du scepticisme des marchés financiers.

Pourtant, d’autres travaux ont montré que les entreprises détenues par des fondations étaient autant, voire plus performantes que leurs consœurs à l’actionnariat traditionnel. Le caractère stable de ce type d’actionnariat apporte un véritable avantage comparatif pour les sociétés ainsi détenues, notamment dans les secteurs guidés par des objectifs de long terme, comme la R&D2 . Ces dernières sont également plus résistantes aux chocs exogènes, et notamment aux crises économiques. Ainsi, 80% des entreprises « conventionnelles » de plus de 30 ans disparaissent avant leur 60ème anniversaire… contre seuls 30% pour les entreprises détenues par des fondations3 . Par exemple, l’entreprise allemande Zeiss, propriété de la fondation Carl Zeiss Stiftung depuis 1888, prospère depuis plus de 130 ans, générant un chiffre d’affaires de plus de 6 milliards d’euros en 2018-2019. En Suède, la banque Handelsbanken, contrôlée par plusieurs fondations parmi lesquelles la OktogonenFoundation (10,3%) est par ailleurs sortie indemne de la crise économique de 2008 contrairement aux autres banques...

Un modèle d’avenir

A l’aune de ces avantages et des réflexions sur l’utilité sociale de l’entreprise, les initiatives en faveur des fondations actionnaires se multiplient en Europe. En France, où il existe une frontière culturelle particulièrement marquée entre l’économie et la philanthropie, le modèle de fondation actionnaire se développe progressivement grâce aux travaux du Think and Do Tank Prophil4 . Malgré l’absence d’un statut dédié autorisant pleinement la double mission économique et philanthropique de la fondation actionnaire, une quinzaine d’entrepreneurs aux profils variés a décidé d’adopter ce modèle innovant de gouvernance. On compte parmi eux des acteurs de la presse (Mediapart, La Montagne), de la filière bio (Lamazuna, Arcadie…), des grands groupes (Naos), du conseil (SeaBird), des PME familiales (Archimbaud, Bureau Vallée)… ! A l’initiative de Prophil, ces pionniers se sont regroupés au sein de la communauté De Facto (Dynamique européenne en faveur des fondations actionnaires) pour porter un plaidoyer collectif auprès des décideurs publics… Et tenter de faire évoluer la frontière très marquée entre intérêt général et entrepreneuriat !

En définitive, la période de crise généralisée que nous traversons nous rappelle l’urgence de réinventer nos modèles économiques, vers plus d’inclusivité, de durabilité, et dans le respect des limites planétaires. Et cela ne se fera pas sans l’engagement des actionnaires pour l’intérêt général ! Ce détail n’a d’ailleurs pas échappé aux participants de la Convention citoyenne pour le climat, qui propose de taxer de 4% les dividendes des entreprises qui en versent plus de 10 millions d’euros par an. Alors, pourquoi ne pas inverser le modèle, en mettant les profits au service de l’intérêt général plutôt qu’aux intérêts particuliers ? La fondation actionnaire est la preuve qu’un actionnariat au service du bien commun est possible, sans nuire à la pérennité économique de nos entreprises.

Notes :

1/ ACHLEITNER, A-K., BAZHUTOV, D., BETZER, A., BLOCK., J, HOSSEINI, F. (2017), “Foundation Ownership and Shareholder Value : an Event Study”, Review of Managerial Science

2/ PROPHIL, « Fondation actionnaire : un modèle résilient en temps de crise ? », 31/03/2020 : revue des travaux de Steen Thomsen sur la résilience et la performance des entreprises détenues par des fondations

3/ Ibid.

4/ A la fois cabinet de conseil et de recherche, Prophil défriche de nouveaux modèles économiques et de gouvernance au service du bien commun, et accompagne les entrepreneurs à toutes les étapes de leur engagement. Prophil étudie depuis 2015 le modèle de fondation actionnaire, et a publié deux études sur le sujet : PROPHIL, Les fondations actionnaires. Première étude européenne, Les études de Prophil, N°1, 2015 / PROPHIL, Voyage au pays des fondations actionnaires, Les guides pratiques de Prophil, N°2, 2020

Geneviève FERONE CREUZET, et Virginie SEGHERS, Cofondatrices de Prophil