Comment combler le déficit de financement
de la transition énergétique ?

Charlotte Gardes-Landolfini, Économiste à BSI Economics


Décarboner nos économies tout en s’adaptant au changement climatique est l’impératif du siècle. Les besoins d’efforts politiques et d’investissement sont considérables, notamment afin de stimuler massivement la croissance des énergies renouvelables et les efforts d’efficacité énergétique. Dans les économies avancées, notamment l’Union européenne, mais aussi dans les économies émergentes et en développement. Celles-ci représentent désormais deux-tiers des émissions de gaz à effet de serre (GES), et leurs besoins en énergie augmentent rapidement. Par les chaînes de valeur, la décarbonation et l’adaptation de ces économies sont cruciales pour la transition des économies avancées. Le rôle du secteur financier est incontournable dans ce contexte.

La déclaration issue de la COP28 sur le cadre de financement global de l’action climatique (COP28 Declaration on a Global Climate Finance Framework), signée en décembre 2023, souligne ainsi des besoins d’investissement massif dans la transition énergétique et écologique de l’économie mondiale, de l’ordre de 5 000 à 7 000 milliards USD par an d’ici à 2030. Bien que ces estimations soient entachées d'incertitudes notables, les projections les plus largement utilisées suggèrent qu'environ 60 à 70 % de ces besoins se situent dans le secteur de l'énergie. Le secteur privé doit dès lors jouer un rôle clé dans le financement des investissements d'atténuation du changement climatique, compte tenu de la marge de manœuvre budgétaire limitée, de l’augmentation de la charge d’intérêt, et des conditions difficiles d’accès aux marchés, en particulier pour les économies émergentes et en développement… en couvrant de l’ordre de 80 % des besoins (FMI, 2023). Cette part est évaluée comme un résidu d'investissement non couvert par le secteur public, compte tenu des secteurs prioritaires en matière de décarbonation et de leur structure de financement.

Or, bien que les flux d'investissements climatiques aient augmenté depuis l’Accord de Paris en 2015, ils demeurent limités : malgré la prolifération de politiques financières et d'engagements climatiques de la part des institutions financières, une réorientation substantielle des flux de financement des actifs intensifs en carbone vers des actifs bas-carbone ne s'est toujours pas concrétisée. Dès lors, comment combler ce déficit ?

Une fonction centrale du secteur financier

Le secteur financier est loin d’être un acteur neutre dans la transition (Semieniuk et al. 2022) et jouera un rôle majeur. Le recours aux marchés de la dette, la réduction du financement dans les secteurs intensifs en carbone et l’offre de nouveaux crédits pour soutenir les investissements dans les secteurs technologiques innovants et à faibles émissions de carbone, sont autant d’outils des banques et autres institutions du secteur pour assumer ce rôle.

Le sous-investissement dans l’atténuation du changement climatique et l’adaptation peut en effet entraîner des risques pour la stabilité financière mondiale en raison d’une plus grande exposition aux risques financiers systémiques liés au climat (FMI, 2022), eux-mêmes de nature endogène (BCE, 2022). Ne pas prendre en compte le risque d’actifs échoués1 et d’autres risques liés au changement climatique peut ainsi entraîner une mauvaise allocation des ressources. Au titre de l’article 2.1c) de l’Accord de Paris, il s’agit donc d’un impératif de réallocation des capitaux des combustibles fossiles (et d’autres types d’activités économiques intensives en carbone) et d’investissement dans des activités et technologies bas-carbone.

Or, une évaluation conduite par le FMI (2023) des politiques climatiques de 30 banques d'importance systémique mondiale (Global systemically important banks, ou G-SIBs) a démontré la nécessité d'un alignement plus ambitieux sur les objectifs de neutralité carbone. Certaines banques intègrent l'exclusion du financement de projets pour les nouvelles mines de charbon et centrales électriques dans leurs politiques relatives à leurs portefeuilles de prêts et à leurs activités d'investissement. Cependant, la plupart d'entre elles, quand elles ont adopté une politique, ont retenu des critères peu exigeants concernant la fourniture de services financiers pour l'expansion du charbon ou pour le financement de la transition de l'industrie pétrolière et gazière. Plus largement, en l'absence de politiques d'alignement ou de transparence obligatoires et d'une tarification significative du carbone, les banques semblent continuer à fournir des financements aux entreprises de combustibles fossiles sans évaluer correctement le risque d'actifs échoués (Beyene et al., 2021).

Cette déconnexion entre les déclarations des banques sur le climat et leurs prêts intensifs carbone n’est pas compensée par une plus grande activité de prêt à faible intensité de carbone (Gianetti et al. 2023). L'analyse suscité du FMI montre ainsi que les prêts des G-SIBs aux entreprises de combustibles fossiles sont restés stables depuis l'Accord de Paris et ont augmenté au lendemain de la pandémie. La part des prêts durables à ces mêmes entreprises, par exemple pour la décarbonation de leurs opérations, a été minime. Pourtant, la recherche a montré l'effet positif de l'adoption par les banques de politiques climatiques plus strictes sur la décarbonation du secteur de l'énergie. Les centrales électriques au charbon appartenant à des entreprises dépendant de banques ayant des politiques climatiques plus strictes sont plus susceptibles d'être mises hors service ou réaffectées, ce qui contribue à réduire les émissions de GES (Green et Vallee, 2023).


Des défis importants à relever pour le financement de la transition

Les obstacles au financement de la transition sont nombreux. L'un des principaux obstacles à la croissance de l'investissement privé est l'absence d'une notation souveraine (voire parfois celle des entreprises) de qualité dans de nombreux pays, qui détermine la base d'investisseurs potentiels. Par exemple, de nombreux fiduciaires définissent leurs seuls investissements éligibles comme étant ceux notés "investment grade". Diverses réglementations bancaires et assurantielles découragent, voire interdisent, les institutions financières de détenir des investissements de mauvaise qualité. En outre, tandis que l'offre de capitaux est fortement déterminée par les décisions d'allocation de capital des grandes institutions financières mondiales, l’utilisation par de nombreuses institutions de modèles d’allocation « descendants » (fondés sur des données historiques) défavorisent l’allocation aux pays émergents et en développement, en deçà de leur contribution au PIB mondial ou de leur potentiel de croissance.

D’autres défis sont à l’œuvre dans le financement de la transition. En particulier, outre un coût du capital parfois élevé dans les chaînes de valeur des technologies bas-carbone, le profil risque-rendement des investissements ne correspond souvent pas à la capacité des institutionnels à supporter le risque du financement de la transition. A cela s’ajoutent également des coûts de conformité élevés en raison de réglementations ESG de plus en plus strictes et un manque de projets bien structurés et susceptibles d'être investis (taille, rentabilité, délais de décaissement, coûts élevés de diligence raisonnable…). S’agissant des expositions hors-OCDE des institutions financières, d’autres défis pèsent sur le financement de la transition (FMI, 2023) (faible développement des marchés locaux, enjeux de gestion du risque de change associés à des options coûteuses et incomplètes de couverture, etc.). Dans le même temps, les mesures prises par les économies avancées pourraient ralentir la transition vers les énergies renouvelables dans le reste du monde (notamment via une offre de métaux et de minéraux critiques inférieure à la demande) (FMI, 2023).

Enfin, on ne peut négliger le risque d’actifs dits « échoués » - ces actifs voués à perdre de leur valeur avant leur amortissement complet compte tenu des évolutions de marché et des politiques de transition. Or, l'exposition aux actifs échoués est plus uniformément répartie géographiquement que ne le suggère la distribution des actifs de production de pétrole et de gaz dans le monde (Semieniuk et al. 2022). La majeure partie du risque de marché lié au climat incombe aux investisseurs privés, en grande majorité dans les pays de l'OCDE. L’exposition est substantielle par l'intermédiaire des fonds de pension et des marchés financiers. Les investisseurs des économies avancées ont donc un intérêt majeur dans la façon dont la transition de la production fossile est gérée, partout dans le monde, en tant que détenteurs d’actifs potentiellement échoués.


Quel mix de politiques pour financer la transition ?

Un large éventail de politiques est nécessaire pour créer un environnement d'investissement attractif pour le climat. La tarification du carbone peut être très efficace pour fixer le prix des externalités climatiques et créer des opportunités de transition, tout en pouvant accroître l'efficacité des politiques de réglementation financière en fournissant un signal de prix fort et crédible aux investisseurs. Ses effets distributifs et sociaux, couplés aux besoins d’une transformation systémique de l’économie, nécessite d’aller plus loin.

Aussi, un premier levier relève des Etats. La réforme des subventions aux combustibles fossiles, qui atteignent un niveau record tandis que les subventions accordées aux énergies renouvelables ont connu une baisse depuis la pandémie (FMI 2023). Des politiques et des engagements forts sur le climat, tels que des engagements nationaux juridiquement consacrés pour parvenir à des émissions nettes nulles à une date donnée, constituent un signal fort pour les investisseurs privés. La réglementation environnementale (normes, etc.) peut stimuler l'innovation, en sus de subventions vertes destinées à l'adoption de technologies existantes et à la recherche et au développement. Les incitations financières, qu’il s’agisse de crédits d’impôt ou de subventions, peuvent encourager les entreprises à investir dans les technologies à faible intensité de carbone, surtout lorsque les entreprises s’estiment informées quant aux effets que les politiques en question auront sur leurs projets d’investissement (FMI, 2023). Pour les investisseurs institutionnels, l’adoption de réformes structurelles est essentielle, en visant à surmonter les obstacles fondamentaux à l'investissement, notamment dans les pays en développement, à stimuler la mobilisation des ressources nationales et à attirer les capitaux privés (renforcer les fondamentaux macroéconomiques, approfondir les marchés financiers, améliorer la prévisibilité des politiques et favoriser les cadres institutionnels et de gouvernance).

S’agissant de la réglementation, plusieurs pistes sont à l’œuvre. Renforcer l'architecture de l'information sur le climat (données, divulgations, taxonomies et plans de transition), en ce que des données de haute qualité, fiables et comparables au niveau international sont une condition préalable à une évaluation efficace des risques et des opportunités et à la prise de décisions d'investissement éclairées. Il s’agit aussi d’une meilleure coordination des politiques structurelles de transition (politiques sectorielles, prix du carbone, sortie des subventions aux énergies fossiles, etc.) et des politiques financières, notamment par la conception de plans de transition par les entreprises non-financières et financières, pouvant comporter des cibles de financement et de décarbonation (Beyene et al. 2021). Une meilleure gestion des risques, associée à une potentielle adaptation de la réglementation prudentielle des banques au changement climatique, sont également à l’étude (par exemple avec l’intégration des risques liés au climat dans les exigences en capital des établissements bancaires, et l’élaboration de contrôles et orientations en matière de crédit qui soient alignés sur ces risques). Les méthodologies des agences de notation devraient être révisées à l’aune des besoins de financement de la transition, en considérant les facteurs liés à la durabilité à long terme d'un pays (richesse minérale, réserves fossiles, capital forestier) pour l'évaluation du crédit souverain et pertinents pour les décisions d'investissement.

Enfin, il est nécessaire de renforcer la coopération public-privé pour le financement de l’action climatique. Le partage des risques entre le secteur public et le secteur privé est essentiel pour encourager les investissements privés en faveur du climat, en particulier dans les économies émergentes et en développement. Les structures de financement qui permettent la mise en commun, la diversification et les rehaussements de crédit peuvent contribuer à réduire le coût des capitaux privés et à attirer un large éventail d'investisseurs institutionnels (FMI, 2023 ; NGFS, 2023).

La responsabilité face au changement climatique est partagée, entre Etats et entre secteurs public et privé. Planifier la transition, réviser les incitations, et coopérer dans tous les domaines de l’investissement productifs sont nécessaires pour financer la transition dans un horizon proche, et assurer la résilience de nos économies. 


1/ L’échouage d’actifs est le processus d’effondrement des attentes de bénéfices futurs du capital investi. Les actifs dits « échoués » sont ainsi voués à perdre de leur valeur au fil des évolutions des marchés financiers, devenant progressivement obsolètes avant leur amortissement complet. Cette dévaluation pouvant être liée à des évolutions politiques et réglementaires en matière de transition, à des contraintes environnementales et / ou liées à la demande, ou encore à des innovations technologiques

AVERTISSEMENT : Les opinions exprimées dans cette note sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de l’institution qui l’emploie, de son conseil d’administration ou de son personnel.

Charlotte GARDES-LANDOLFINI

Économiste à BSI Economics