Crise sanitaire, guerre en Ukraine : vers une Europe plus solidaire ?


Pensez-vous que les pays dits frugaux (Pays-Bas, Danemark, Suède et Autriche) qui ont longtemps résisté à l’idée de la création d’une dette européenne étaient finalement dans une situation meilleure à la fin de 2021 / en début de 2022 ? Ont-ils fait preuve d’une résilience supérieure à celle de la France pendant le plus haut de la crise sanitaire ?


Christian de Boissieu : les pays dits frugaux n’affichent pas des performances différentes des autres pays de la zone euro. Je prends l’exemple des Pays-Bas, pays membre qui a utilisé pleinement le droit de s’opposer à, en pratique de retarder, l’adoption du plan de relance européen de 750 milliards d’euros avec à la clef l’émission de dette commune. Même si les chiffres diffèrent d’un pays à l’autre, la conjoncture néerlandaise a suivi la conjoncture européenne : forte récession de 2020, nette reprise en 2021 (une reprise qui, un peu partout, relève en grande partie d’un phénomène de rattrapage), double incertitude en 2022 sur l’évolution du Covid et les conséquences de la guerre en Ukraine. En février 2022, l’inflation sur un an aux Pays-Bas était de 7%, et pas seulement d’origine énergétique. Les pays frugaux ont certes, en règle générale, des finances publiques (déficits et dettes) en meilleur état que la France ou l’Italie. Mais, sous l’angle de la croissance et de l’inflation, donc aussi des possibilités de « stagflation » pour les trimestres à venir, nous sommes tous dans le même bateau…

Est-ce que les pays de la zone Euro étaient mieux placés que les autres pays de l’Union pour faire face à la cette crise ?

CdB : pour plusieurs des défis nés de la crise sanitaire, les réponses ont été coordonnées au niveau de l’UE, donc des 27 (après Brexit), plutôt que dans la seule zone euro. Je pense à la politique d’achats et de répartition des vaccins, à la participation de l’Europe au transfert de vaccins vers les pays du Sud (dispositif Covax ). La volonté de se concerter pour relocaliser des filières stratégiques et pour se réindustrialiser s’est affirmée d’abord au plan national dans la plupart des pays membres. Mais, quand cette volonté s’inscrit dans le contexte européen, l’aire de référence est l’UE, pas la seule zone euro. Trois illustrations parmi d’autres : 
1- La mise en œuvre du « quoi qu’il en coûte », sous des formes certes différentes, a été enregistrée chez les 27 de l’UE.
2- La problématique de l’Europe de la défense et de la sécurité concerne l’UE dans son ensemble, pas la seule zone euro.
3- Les sanctions économiques contre Poutine sont concoctées par l’ensemble de l’UE.

Les écarts dans les taux d’ouverture et dans les structures de production et de consommation des pays membres sont aussi élevés entre les 19 de la zone euro qu’au niveau de l’ensemble de l’UE. Ils expliquent pour partie les différences constatées dans la sensibilité à des chocs sanitaires, énergétiques, alimentaires, géopolitiques.

L’appartenance à la zone euro s’est traduite, face à la crise sanitaire, par la politique monétaire très expansive de la BCE, par la persistance des taux d’intérêt vers des niveaux proches de 0%, dans un contexte où l’appartenance à la monnaie unique évacue par définition la question des taux de change à l’intérieur de la zone.

Quels étaient les enjeux économiques majeurs de l’Europe et que pensez-vous des thèmes que la France avait choisis pour sa Présidence au Conseil de l’Union européenne ?

CdB : avant même l’invasion de l’Ukraine par la Russie, les principaux enjeux européens étaient à mon sens au nombre de quatre :
1- Consolider la reprise économique et l’emploi face à la crise sanitaire pas encore achevée.
2- Accélérer la transition énergétique et écologique, en comptant aussi sur des initiatives européennes (taxe carbone aux frontières de l’Europe…).
3- Relancer et renouveler les stratégies industrielles en ayant en tête des objectifs communs d’autonomie et de souveraineté et en combinant des mesures nationales et des initiatives européennes (pour une nouvelle politique de la concurrence en Europe ; pour des GAFA européennes puisque des GAFA seulement françaises, allemandes, … n’auraient pas de sens).
4- Améliorer la gouvernance économique et politique de l’UE et de la zone euro.
Il nous faut tout spécialement redéfinir les règles budgétaires pour les pays de l’euro, car le pacte de stabilité et de croissance a été mis entre parenthèses par la crise sanitaire, et maintenant par la crise ukrainienne. Les normes de 3% pour le déficit public et de 60% pour la dette publique ont peut-être vécu, mais il faudra les remplacer par de nouveaux critères.

Cet agenda a été à peu de choses près repris par la France pour sa Présidence semestrielle de l’UE. L’invasion de l’Ukraine conduit à rajouter aux sujets précédents la nécessité d’une Europe de la défense et de la sécurité.

Comme beaucoup, je partage les priorités affichées par la Présidence française. En six mois, surtout entrecoupés par l’élection présidentielle française, il ne sera pas possible d’avancer notablement sur tous ces sujets. Trois exigences :
1- Hiérarchiser ces différents objectifs.
2- Bien distinguer ce qui est possible à court terme et ce qui relève d’une stratégie de long terme.
3- Passer certes des maux aux mots, car le discours peut être mobilisateur, mais surtout passer des mots à des initiatives concrètes.

Comment analysez-vous l’offensive majeure de Poutine contre l’Ukraine lancée fin février ?

CdB : la crise sanitaire était impossible à prévoir, en tout cas dans sa phase de déclenchement. L’invasion de l’Ukraine par la Russie paraissait ex ante irréelle, même si l’occupation de la Crimée en 2014 éclaire (si je puis dire…) ex post le drame en cours. Face à des chocs de ce type, majeurs et difficilement prévisibles, il faut savoir être pragmatique et réactif. Il est tentant et un peu facile d’expliquer la crise russo-ukrainienne comme le résultat d’un enchaînement de causes et d’effets dans lequel l’Occident aurait une part de responsabilité importante, en ayant élargi au-delà du raisonnable aux yeux des Russes le périmètre de l’OTAN, etc. Une telle démarche fait de la crise actuelle un choc endogène. Elle a le grand tort d’exonérer partiellement de fait Poutine de sa responsabilité centrale dans le drame ukrainien.

D’après vous, quelles sont les conséquences probables pour l’économie française et ses principaux partenaires  ? Et quels sont les risques que nous prenons par la mise en place de sanctions économiques fortes contre la Russie ?

CdB : l’économie mondiale est menacée de « stagflation », cette combinaison d’un ralentissement de la croissance voire d’une récession, et d’une accélération de l’inflation. Une configuration qui évoque les années 1970, même si le choc énergétique actuel n’est pas comparable à celui de 1973…

L’inflation des prix énergétiques, alimentaires et des autres matières premières avait commencé avant l’invasion de l’Ukraine. Elle est accentuée par elle. Les sanctions économiques imposées à la Russie sont nécessaires, vu les balbutiements de la diplomatie. Elles ne seront probablement pas suffisantes pour faire fléchir le maître du Kremlin, malgré leur impact fortement récessif et inflationniste sur l’économie russe (krach du rouble, inflation débridée, récession et chômage massif à la clef,…). Les interdépendances commerciales et financières dues à la mondialisation font que nos sanctions ont déjà et vont avoir, à travers des effets de feedback, un impact négatif aussi sur nos économies. On le voit avec l’envolée des prix du pétrole et du gaz, des prix alimentaires…. Par exemple, nombre de pays africains sont menacés de famines et d’émeutes de la faim avec l’explosion des prix des céréales.

Pour réduire l’effet de feedback des sanctions appliquées à la Russie sur nos économies, il faudrait pouvoir redéployer notre mix énergétique, très dépendant du pétrole et du gaz russe, vers plus de renouvelables (Allemagne), plus de nucléaire (France)…, ce qui ne peut pas se faire en quelques mois. Par ailleurs, la Russie va essayer de contourner les sanctions, comme elle l’a beaucoup fait depuis 2014. De façon contestable, nous avons nous-mêmes organisé certaines échappatoires, par exemple en excluant la Sberbank , première banque russe, et Gazprombank de la liste des banques russes mises en congé du réseau SWIFT des transactions entre banques. Les motivations de telles exemptions sont claires : continuer à financer les exportations russes d’hydrocarbures vers l’Allemagne, la France… Mais tout cela réduit l’efficacité des sanctions. Tout comme d’ailleurs le recours probable des Russes aux cryptomonnaies pour échapper au dollar, à l’euro, …., et l’incitation pour la Russie à contourner les sanctions en développant ses liens avec la Chine, l’Inde, des pays du Moyen-Orient, etc. Déterminante va être à cet égard l’attitude la Chine. Elle fait preuve aujourd’hui d’une neutralité bienveillante vis-à-vis de la Russie. Mais l’entente entre les deux pays paraît fragile. A nous, pays du G7 et de l’UE, de savoir exploiter une telle fragilité.

Va-t-on vers l’allongement sur une durée encore indéterminée du « quoi qu’il en coûte » ? Et quelles conséquences pour les pays de l’Union et pour l’Euro ?

CdB : la guerre en Ukraine va avoir deux effets principaux sur les budgets de défense : leur augmentation, et l’ébauche d’une politique européenne de défense.

L’Allemagne vient d’annoncer un budget additionnel de 100 milliards d’euros, répartis sur plusieurs années, et consacrés à l’effort de défense. Plusieurs pays membres ont annoncé leur volonté de hisser leur budget de défense à 2% du PIB, objectif affiché par l’OTAN pour chaque pays de l’Alliance. Au-delà de la défense, le plan de « résilience » français et peutêtre celui préparé au niveau européen afin de limiter les effets des chocs de prix pour le pouvoir d’achat des ménages et la situation des entreprises vont alourdir la facture budgétaire. De facto, le « quoi qu’il en coûte » va être prolongé. Le début de réduction significative des déficits publics et des dettes publiques sera retardé d’autant, et le débat sur la redéfinition des règles du pacte de stabilité et de croissance inévitablement impacté.

L’augmentation des dépenses militaires en Europe va être financée par les budgets nationaux et, si l’Europe de la défense voit vraiment le jour, par des dettes publiques en partie mutualisées au niveau européen. Cela aura-t-il des conséquences monétaires, en particulier sur le taux de change euro/dollar ? En matière de déficits et de dettes, et vu l’ampleur de la relance Biden, nous avons de la marge avant de rejoindre éventuellement le niveau des déficits budgétaires américains. Une différence à noter : alors que les Etats-Unis affichent un déficit extérieur structurel, la zone euro enregistre quant à elle un excédent extérieur durable. Plutôt que par cette différence, la parité euro/dollar devrait être guidée par le décalage des politiques monétaires : la Fed relève ses taux directeurs avant la BCE, ce qui, toutes choses égales d’ailleurs, pourrait accentuer le recul déjà constaté de l’euro vis-à-vis du billet vert, sans qu’il y ait là une menace pour la réputation et la crédibilité de la monnaie unique européenne.

Une Europe de la défense pourrait donc éventuellement naître de ce conflit russoukrainien ? Et si oui, comment la financer ?

CdB : avant de parler de financement, quelques remarques sur l’Europe de la défense. La guerre en Ukraine provoque une prise de conscience indispensable. Mais, comme indiqué, il faudra passer des mots aux choses, ici comme sur d’autres thèmes européens.

Les progrès vers une défense intégrée au plan européen vont rester lents malgré la montée des défis, pour plusieurs raisons. Les réticences politiques ne vont pas s’évaporer du jour au lendemain : pour nombre de pays membres, et non des moindres, le parapluie de l’OTAN est plus déterminant que l’ancrage à l’Europe. Dans le cadre de son programme de réarmement, l’Allemagne vient de commander des avions de chasse américains F-35 plutôt que des avions venant d’Europe. Mauvais signal pour aller vers une industrie européenne d’armement… 

Quant au financement des programmes d’armement et de tout ce qui les soustend - l’innovation, la R&D, l’implication des PME et ETI, les bénéfices de la dualité civil/militaire il ne peut s’agir que d’engagements à long terme venant du secteur public, éventuellement complétés par des financements privés. Ce n’est donc pas la politique monétaire qui doit être sollicitée, mais plutôt les politiques budgétaires, les financements bancaires et les financements obtenus sur les marchés financiers.

Finalement, comment unir les forces européennes ? La France peut-elle jouer un rôle d’entraînement ?

CdB : Surtout ne « forcer » personne ni aucun pays ! Je rappelle que la gouvernance européenne est encore contrainte par cette règle : sur les sujets les plus importants (la défense, la fiscalité, …), l’unanimité des 27 est requise. Et il faut l’unanimité pour lever l’unanimité, ce cercle vicieux de la gouvernance européenne dont nous avons le plus grand mal à nous extirper. Le traité de Lisbonne a quand même prévu la possibilité d’avancer sur certains sujets a moins de 27. Identifier, par grands thèmes et parmi les pays membres, les pays qui le veulent et le peuvent, voilà ce que devrait être l’une des ambitions d’une Présidence française déjà bien entamée au moment où je réponds à vos questions. La France doit profiter de sa Présidence de l’UE pour provoquer le mouvement, créer une nouvelle dynamique européenne. Mais, parce que tout cela doit s’inscrire dans la durée, n’attendons pas de miracles politiques ou institutionnels d’ici la fin juin 2022.

Christian de BOISSIEU, Vice-Président du Cercle des Économistes