Le financement des soins en France peut être représenté comme une pâtisserie bien connue : un mille-feuille. En effet, le financement consiste en une superposition de couvertures publique -sécurité sociale- et privées -assurance maladie privée et ménages-. Dans ce modèle, singulier et quasi unique au monde, l’assurance maladie privée est principalement complémentaire puisqu’elle intervient sur le même panier de soins que la sécurité sociale, pour des soins délivrés aux mêmes patients par les mêmes professionnels de santé. Quoi qu’il en soit, le financement des soins continue de reposer très majoritairement sur la sécurité sociale (plus de 78% en 2019) et depuis sa création, celle-ci constitue un véritable pilier de la cohésion sociale et de la solidarité. Les français restent d’ailleurs très attachés au caractère public et universel de l’assurance maladie. En 2018, ils sont 3 sur 4 à estimer que « l’assurance maladie doit rester essentiellement publique », et pour plus de 2 sur 3, l’assurance maladie doit rester universelle et doit bénéficier « à tous, sans distinction de catégories sociales et de statut professionnel »1 .
Malgré cet attachement, les modalités de financement du système de santé, et notamment la répartition entre public et privé, font l’objet de vifs débats en France comme dans l’ensemble des pays de l’OCDE. Et pour cause, les dépenses de santé y représentent un enjeu économique très important : en 2019, en France, la dépense en soins et biens médicaux (dépenses directement à destination des patients, CSBM) dépasse les 208 milliards d’euros, ce qui permet de se faire une idée de leur impact sur les dépenses publiques puisque plus des trois quarts sont financés par la sécurité sociale. Plus globalement, les dépenses de santé n’ont pas cessé de de croître ces dernières décennies avec un « poids » croissant sur l’économie : de 2,5% du PIB en 1950, 4,8% en 1970, 7,2% en 1990, à 8,7% en 2010 et stable depuis2. Pas étonnant donc que les problématiques de répartition de ces financements soient au cœur des arbitrages politiques avec des enjeux importants en termes d’inégalités d’accès aux soins.
En 2019, le financement privé des soins en France dépasse les 42 milliards d’euros soit plus de 20% de la dépense (CSBM). Ce financement est supporté pour près de 28 milliards (13,7%) par l’assurance privée rassemblant, les mutuelles, institutions de prévoyance et assureurs et par les ménages pour « le reste à charge » soit près de 14 milliards d’euros (6,9%). Bien que conséquent, ce reste à charge place la France comme l’un des pays de l’OCDE laissant la plus faible proportion des dépenses à la charge des ménages. Ce constat pourrait amener à conclure sur la pertinence et l’efficacité donc de ce financement en mille-feuille.
Pourtant, ce bon résultat ne préjuge qu’imparfaitement de la réalité de la situation. En effet, la distribution des restes à charge supportés par les ménages est à l’image des dépenses de santé elles-mêmes, c’est-à-dire, extrêmement concentrées sur un petit nombre des personnes. Par exemple, en 2013, 1% de la population concentrait 15% de la dépense, et 10% concentraient 62%3 . De sorte qu’après le remboursement de la Sécurité Sociale, les niveaux de restes à financer rendent l’assurance maladie complémentaire indispensable pour garantir l’accès aux soins. Pour les soins optiques, par exemple, la sécurité sociale n’intervient que pour moins de 4% de la dépense en soins optiques, laissant l’assurance privée en financer près des trois quart (73%). Pour d’autres postes de soins, l’assurance privée joue également un rôle déterminant pour l’accès à ces soins en finançant notamment plus de 40% des dépenses en soins dentaires, près, 12% des frais de médicaments, et plus de 5% des dépenses hospitalières (également très concentrées sur un petit nombre de personnes)4 .
Ainsi, le rôle de l’assurance privée dans le financement des soins s’est imposé jusqu’à une reconnaissance institutionnelle dans le cadre de la loi de 1999 portant sur la création de la CMU (couverture maladie universelle). En effet, le législateur déléguait aux opérateurs privés d’assurance, la gestion des contrats de CMU-complémentaire offerts aux personnes les plus précaires. Ce mécanisme avait encore renforcé la hausse importante du nombre de personnes couvertes (de 30% en 1960 à près de 95% en 2019). Il faut bien admettre que face à la croissance rapide des dépenses de santé, il a bien fallu faire des arbitrages en termes de couverture pour ne pas voir « exploser davantage » le poids des dépenses publiques en maintenant un niveau relativement stable de la part financée par la sécurité sociale. La priorité a donc été implicitement donnée aux personnes les plus malades, via le système des affections de longue durée- système qui garantit un remboursement à 100% par la sécurité sociale pour toutes les dépenses directement associées à l’ALD déclarée-. En 2014, une personne ayant déclaré au moins une ALD avait en moyenne 15% de sa dépense en soins ambulatoires (soins de ville, médicaments, transports médicaux, etc.) à financer lui-même ou par son assurance complémentaire quand une personne qui n’avait pas déclaré d’ALD devait en financer 50%. Cela se traduit bien évidemment par une distribution des restes à financer susceptible de rendre l’accès à l’assurance privée difficile pour certains et donc in fine, de compliquer leur accès aux soins. En 2017, par exemple, les 10% de personnes ayant eu les restes à financer les plus élevés après remboursement de la sécurité sociale avaient en moyenne 2 200 euros à financer. Ce montant était composé en moyenne de près de 1 200 euros de dépassements (dentaire, optique, audioprothèse, dépassements de médecins, etc.) dont il est bien établi que la prise en charge par l’assurance privée dépend de la qualité du contrat.
Ainsi, transférer des financements de soins du public vers un financement privé, quand bien même il s’agit de l’assurance privée, est loin d’être sans conséquence. Cela tient au contenu des garanties des contrats d’une part, et aux modalités de calcul des primes d’autre part5.
En effet, la qualité des couvertures proposées par les organismes complémentaires d’assurance maladie est source d’inégalités importantes dans l’accès à l’assurance et donc indirectement dans l’accès aux soins. Par exemple, les contrats collectifs, négociés et subventionnés par les employeurs, dont bénéficient tous les salariés (depuis la généralisation en 2016), offrent des garanties significativement plus élevées que les contrats dits individuels. Ces derniers sont souscrits directement sur le marché par les ménages et notamment les retraités : pour 100 euros de primes collectées en 2019, les contrats individuels reversent en moyenne 71 euros de prestations, quand les contrats collectifs en reversent 856.
Du point de vue de la tarification des contrats d’assurance privée, il y clairement eu ces dernières années une quasi généralisation de la tarification en fonction de l’âge, et un recul de la prise en compte des revenus. Ces tendances accentuent les différences fondamentales entre assurances publique et privées. En effet, l’assurance publique est particulièrement redistributive en France, d’une part parce que le financement est progressif -c’est-à-dire que le taux de prélèvement augmente avec le niveau de revenu -, et d’autre part, parce que les personnes ayant les niveaux de vie les plus faibles sont également en moins bonne santé et reçoivent en moyenne plus de prestations. Ainsi, en 2012 par exemple, les 10% des ménages les plus modestes contribuaient en moyenne au financement de l’assurance maladie obligatoire à hauteur de 5,5% de leur revenu disponible et leurs primes payées aux organismes complémentaires représentaient en moyenne 4,5% de leur revenu disponible. A l’inverse, les 10% d’individus qui avaient le niveau de vie le plus élevé contribuaient en moyenne à la Sécurité Sociale à hauteur de 16,4% de leur revenu disponible alors que les primes d’assurance privées représentaient à peine 1,5% de leur revenu. Une extension de la couverture privée, c’est-àdire une progression de la part financée par les opérateurs privés, remettrait incontestablement en cause les deux grands principes fondateurs de 1945 lors de la création de la Sécurité Sociale, chacun cotise « selon ses moyens » et reçoit des soins « selon ses besoins ». Cette redistribution permise à ce niveau uniquement par un système public d’assurance constitue une justification à l’intervention publique. Notons en sus que cette redistribution est d’autant plus importante aujourd’hui que le gradient social tend à se renforcer en France. La conséquence étant que les personnes les plus pauvres sont en moyenne en moins bonne santé et pourraient donc, dans une situation d’assurance privée, faire face à des primes d’assurance financièrement inaccessibles.
Finalement, si la dynamique des dépenses de santé oblige sans cesse à rediscuter l’articulation des financements public et privés des soins, il est essentiel de garder en tête que cela n’est pas sans conséquence sur l’accès aux soins et l’efficience globale du système. En effet, ces arbitrages constituent, en réalité, de véritables choix de société.
Carine FRANC, Économiste, chercheur Inserm au Centre d'Épidémiologie et de Santé des Populations, Inserm UMR 1018