Les dirigeants d’entreprises, souvent présentés en grands capitaines d’industrie, sont soumis aux mêmes questionnements, à savoir faut-il fabriquer et produire sur son marché domestique ou préférer le faire à l’étranger dans des conditions a priori plus favorables.
Notre propos vise à identifier les causes et les effets des délocalisations. Si des menaces existent, des opportunités peuvent aussi voir le jour.
Dans le prolongement de Fontagné et Lorenzi (2005) et d’Aubert et Sillard (2005), on peut considérer que la délocalisation se définit comme : « le transfert d’activités, de capitaux et d’emplois en des régions du pays ou du monde bénéficiant d’un avantage compétitif ». Ces délocalisations sont dynamiques donc réversibles et concernent toutes firmes impliquées à l’international.
Face à un phénomène d’une telle ampleur, on comprend bien que des questions aient été soulevées. Les pouvoirs publics y sont sensibles car au-delà de la délocalisation, il s’agit de préserver le lien social. Les délocalisations sont-elles le fruit d’un vaste mouvement de restructuration ou, au contraire, la conséquence d’un libéralisme débridé voire sauvage ? Faut-il y mettre un frein ou les favoriser ? Enfin, plutôt que de considérer uniquement les aspects négatifs liés aux délocalisations, ne faut-il pas les
« utiliser » comme des moyens de renouveau pour une « nouvelle compétitivité» ?
Trois approches principales peuvent expliquer les délocalisations. Loin de s’exclure les unes, les autres, elles ont tendance à se superposer voire à s’entremêler.
L’approche d’Arthuis (1993) https://www.worldcat.org/title/delocalisations-et-lemploi-mieux-comprend... se réfère explicitement à une position macroéconomique et plus précisément à celle du volume d’emplois dans un pays. À partir du moment, où pour une même demande, une production étrangère remplace une production française, on peut parler de délocalisation. Ce phénomène serait une des conséquences de l’échange et de l’ouverture internationale. Si l’on s’en tient à cette version naïve et que le coût du travail reste prégnant dans le coût de production, ce sont les pays qualifiés de pays « les moins disant sociaux » qui seraient les principaux bénéficiaires de ce phénomène.
Trois formes peuvent être circonscrites à l’aune de cette approche.
Les premières sont des délocalisations d’accompagnement. Par exemple, lorsqu’un sous-traitant « suit » son donneur d’ordre. Les deuxièmes sont des délocalisations que l’on pourrait qualifier d’offensives. Elles se produisent lorsque l’entreprise se concentre sur ses points forts. Les troisièmes peuvent être considérées comme des délocalisations d’imitation des concurrents dont l’objectif principal est le maintien de la compétitivité.
Les approches économiques ont comme soubassement l’idée d’une rationalité financière. Sans nier cette logique, des auteurs comme
Di Maggio et Powell (1983) https://www.jstor.org/stable/2095101 avancent que les pratiques managériales se diffusent sur le mode de l’imitation plutôt qu’en vertu de leur efficacité économique. C’est ce qu’il est convenu d’appeler la dimension cognitive en économie. Dans ce prolongement, les délocalisations seraient le fruit de l’incertitude et de l’imitation. Dans un contexte incertain, les entreprises imiteraient le comportement des entreprises bénéficiant d’un statut supérieur au leur, lié notamment à leurs performances affichées.
On croit souvent à des effets négatifs. La réalité est plus contrastée.
La plupart des chefs d’entreprises restent très attachés à conserver les activités de R&D sur le territoire national et cela pour deux raisons. La première tient dans la sécurité technique, la seconde est la volonté de maintenir cette activité vitale près des centres de décision. Ces arguments réduisent donc la portée des délocalisations.
Comme le soulignent Fontagné et Lorenzi (2005) l’impact des délocalisations sur l’emploi est resté relativement limité (de l’ordre de 7% à 10%). De façon générale, on peut considérer que, contrairement aux idées reçues, l’impact des délocalisations est limité. Néanmoins, il est concentré sur les secteurs où l’emploi est le moins qualifié.
Toutes ces études se placent dans la droite ligne des approches économiques et financières. Néanmoins, comme le souligne le rapport Camdessus (2004, p. 34) : « il existe un grand nombre d’emplois qui par nature, échappent à la concurrence internationale et ne sont pas
« délocalisables ». Dans un grand nombre d’activités de services (et, à moindre degré industrielles), la proximité physique et géographique est indispensable ». Des produits au savoir-faire spécifique ou difficilement transportables restent très compliqués à délocaliser.
À ce stade, il faut s’interroger sur les dangers et les opportunités nés des délocalisations. C’est l’objet du point suivant.
Les coûts
Dans les délocalisations, la principale idée sous-jacente est la réduction des coûts. Cependant les délocalisations ne sont pas exemptes de désillusions pour les entreprises qui y recourent (coûts cachés, Savall et Zardet, 2020) https://www.economica.fr/livre-maitriser-les-couts-et-les-performances-c.... Outre les coûts de transports et de commercialisation pas toujours très bien évalués, il faut ajouter d’autres coûts induits. Sans être exhaustif on peut en citer quelques uns. Le premier tient dans la formation et la mobilité de la main d’œuvre locale. Délocaliser ne consiste pas seulement à transférer une unité de production de France à l’étranger mais également former une main d’œuvre locale qui travaille dans un cadre institutionnel souvent très différent du nôtre. Ainsi, en Chine, les travailleurs qualifiés sont excessivement mobiles, ce qui les conduit à changer bien plus souvent d’entreprises que les ingénieurs en France. Les personnels qualifiés sont beaucoup plus réactifs aux augmentations de salaires - mêmes faibles - que leurs confrères français. En d’autres termes, les effets négatifs de la délocalisation sont sous estimés.
La perte de savoir-faire
L’autre principal danger tient dans la perte ou le transfert de savoir-faire. On hypothèque dangereusement l’avenir. En délocalisant la
« matière grise » (que ce soit au travers d’emplois à forte valeur ajoutée ou d’emplois de chercheurs) on améliore mécaniquement la capacité d’innovation des pays d’accueil.
Des opportunités pour les entreprises et l’Etat
Les délocalisations sont le signe de l’évolution de l’entreprise et du maintien de sa compétitivité. Si les entreprises doivent, selon l’approche économico-financière, céder leurs actifs les moins rentables, il est aussi dans leur intérêt de se dégager de leurs actifs les moins flexibles, c’est-à-dire les sites de production afin de ne conserver que les actifs stratégiques.
Pour les entreprises, les délocalisations permettent de sauver des emplois lorsqu’elles font partie d’un plan de restructuration (cas Electrolux). Comme le soulignent Fontagné et Lorenzi (2005, p. 45) : « Les délocalisations (…) ne sont que la partie émergée d’un phénomène beaucoup plus complexe ». Choisir de s’installer dans des pays aux conditions de coûts attractives revient à développer la chaîne de valeur.
Pour l’État, les délocalisations peuvent être sources d’opportunités. En effet, le plus souvent les entreprises qui veulent délocaliser se tournent dans un premier temps vers l’État ou plus généralement vers les instances publiques. Au motif de la préservation de l’emploi et de son corollaire le tissu social, les différents niveaux d’interventions agissent sous forme de subventions et d’aides diverses. Malheureusement, le plus souvent, cela ne fait que retarder « l’échéance » et contribue à une utilisation non efficiente des fonds publics. À partir de là, on peut considérer que les délocalisations permettent, de façon indirecte, à l’État de se redonner des marges de manœuvre pour concentrer ses efforts sur les secteurs industriels ou de services dans lesquels le pays a un réel avantage comparatif.
S’il ne faut pas sous estimer l’ampleur des délocalisations, il faut, en revanche, chercher à l’évaluer avec justesse. Au fond, ce qui reste inquiétant, ce n’est pas tant l’ampleur du phénomène que son évolution. La baisse du coût des transports ; l’effacement des droits de douane, les nouvelles technologies de l’information sont autant de facteurs qui conduisent à délocaliser toutes les activités, y compris celles des services sur lesquelles reposent principalement nos économies. Il n’y a pas de recettes miracles pour lutter contre les délocalisations. En revanche pour redonner une attractivité à notre pays, des leviers d’action existent et reposent sur des initiatives telles que la création des pôles de compétitivité et le financement de l’innovation. Pour terminer, il convient de noter que la lecture des délocalisations a été revisitée avec la crise du COVID-19 qui a souligné notre dépendance aux autres pays (semi-conducteurs par exemple). Cela est un élément important dans la réflexion des entreprises et dans la volonté de relocaliser pour assurer ses approvisionnements et son indépendance.
Éric SÉVERIN
Professeur des Universités, laboratoire LUMEN ULR 4999, IAE de Lille, Université de Lille
David VEGANZONES
Docteur en Finance, OMNES Education
Arthuis J., 1993, « Rapport d’information sur l’incidence économique et fiscale des délocalisations hors du territoire national des activités industrielles et de service », rapport d’information numéro 337, Commission des Finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la Nation.
Aubert P., Sillard P., 2005, « Délocalisation et réductions d’effectifs dans l’industrie française », Document INSEE, Avril, 47p.
Camdessus M., 2004, « Le sursaut. Vers une nouvelle croissance pour la France », Rapport officiel, La documentation française, 201p.
Di Maggio P., Powell W., 1983, « The Iron-Cage Revisited : Institutional Isomorphism and Collective Rationality in Organizational Field », American Sociological Review, 48, April, p. 147-160.
Fontagné L., Lorenzi J-H., 2005, « Désindustrialisations, délocalisations », Rapport réalisé pour le Conseil d’Analyse Economique, Paris.
Savall H., Zardet V., Maîtriser les coûts et les performances cachés, 7° édition, Economica, 2020.