Le label ISR1 ou la révolution extra-financière de l’investissement immobilier

Parmi les nombreux dossiers posés sur le bureau du Ministre de l’économie et des finances et destinés à préparer notre « vie d’après la Covid » figure le projet de texte qui viendra élargir à la classe d’actifs Immobilier le champ d’application du label « Investissement socialement responsable » (ISR) lancé en 2016. Bien au-delà d’une simple actualité réglementaire, c’est l’an I de la révolution ESG de l’investissement immobilier dont il est question ici.

L’ISR immobilier, proposition de définition

On reconnaît qu’une discipline est naissante notamment au flou sémantique dont souffrent les principaux termes qui la caractérisent et le sujet de la « finance responsable » n’échappe pas à cette règle. Qui saura situer sans hésiter l’ESG par rapport à l’impact investing ou encore la philanthropie dont il est beaucoup question actuellement ? Avant de préciser notre propre acception, nous commencerons par rappeler la définition reconnue de l’ISR entendu comme un « placement qui vise à concilier performance économique et impact social et environnemental en finançant les entreprises et les entités publiques qui contribuent au développement durable quel que soit leur secteur d'activité. En influençant la gouvernance et le comportement des acteurs, l'ISR favorise une économie responsable » (AFG2 -FIR3 , 6 juillet 2013).

Sans même entrer dans le débat sur les performances obtenues respectivement par les fonds labellisés ISR et ceux qui ne le sont pas4 , on posera le postulat que l’investisseur socialement responsable n’est pas nécessairement disposé à perdre en valeur ou en flux par rapport à ce qu’il aurait perçu avec une gestion non labellisée. En revanche, il souhaite apprécier l’utilité perçue par la collectivité par l’effet extrafinancier (aux plans environnemental, sociétal et de gouvernance) de l’activité économique promue au moyen des capitaux qu’il a confiés. L’ISR procède d’une double exigence au terme de laquelle l’investisseur entend connaître le retour extra-financier de son placement sans pour autant renoncer a priori à son espérance de gain financier. Il se distingue ainsi de l’impact investing et de la philanthropie comme l’illustre la « courbe des valeurs » que nous proposons ci-après.

Pour prolonger cette précision sémantique, nous ferons un sort à deux confusions que l’ISR immobilier, à peine lancé, entraîne déjà dans son sillage

D’une part, il ne s’agit pas d’un nouveau green label des bâtiments.

​​​​​​​Le nouveau label sanctionnera la gestion des fonds immobiliers et non pas celle de leurs immeubles considérés individuellement. De plus, il est prévu que la part de la note ESG de l’actif liée à son empreinte environnementale sera limitée à 60 % du total, de manière à s’assurer que le gestionnaire agisse également sur les piliers S et G. C’est la « parabole du triathlète » qui, sans être nécessairement un spécialiste pointu des trois disciplines dans lesquels il s’élance successivement, se doit d’atteindre un niveau minimal de performance dans chacune d’elles. Enfin, comme on le verra par la suite, le parc immobilier étant très majoritairement composé de bâtiments « anciens », le label ISR, même s’il ne dédaigne pas les immeubles neufs ou récemment restructurés et dotés d’une certification environnementale (HQE, BREEAM etc.), devrait majoritairement viser l’amélioration dans le temps de la note ESG des immeubles.

​​​​​​​D’autre part, l’ISR immobilier n’est pas conditionné a priori par le statut socioéconomique moins favorisé des locataires (logements intermédiaires et sociaux, étudiants, saisonniers, seniors dépendants...). Un fonds labellisé pourrait ne compter à son actif que des immeubles de bureaux dans des quartiers d’affaires et prendre attentivement soin des « cols blancs » au sein de ses entreprises locataires (qualité de l’air, qualité de l’eau potable, équipements sportifs, conciergerie …). A l’inverse, une entité gestionnaire de HLM qui connaîtrait des difficultés pour remplir ses obligations de bailleur ne pourrait être reconnue comme incluse dans une démarche ESG. Mais il est vrai qu’une stratégie de détention d’actifs destinés à des locataires « sociaux » entre spontanément en résonance avec une démarche ISR. Le S de l’ESG doit d’abord s’entendre comme la mesure de l’impact « sociétal » de l’usage du bâtiment pour lequel l’approche sociale est une porte d’entrée naturelle.

L’ISR et l’immobilier, duo gagnant

Trois raisons principales ont motivé la réflexion sur l’intégration de l’investissement immobilier dans le périmètre d’application du label ISR.​​​​​​​

En premier lieu, on note la demande croissante des investisseurs5 (d’abord les institutionnels attachés à la maîtrise du risque et de plus en plus les particuliers soucieux de « donner du sens à leur épargne »6 ). Ce fait induit la nécessité d’une normalisation des démarches d’investissement « responsable » apparues chez certains des acteurs de la profession, de manière à garantir l’existence d’un socle minimal de diligences dans la gestion et la cohérence de l’offre marketing7 .

Or, les fonds d’investissement alternatif (FIA) spécialisés en immobilier étaient jusqu’à présent en dehors du périmètre des prescriptions existantes : le label ISR ne traitait que des valeurs mobilières et les fonds non cotés ne sont curieusement pas concernés par les dispositions de l’article 173 de la TEE8 . Le label ISR immobilier viendra rétablir le standard exigible des FIA.

Enfin, il était opportun de capitaliser sur l’aptitude manifeste de la gestion des actifs immobiliers pour s’inscrire sensiblement dans les trois domaines de l’ESG.

Cette congruence spontanée entre ESG et immobilier est d’abord liée au modèle de fonctionnement de la gestion des fonds investis en immobilier par rapport à ceux composés de valeurs mobilières. Basiquement, le gestionnaire d’actifs financiers applique une grille d’analyse extra-financière à des titres financiers (actions ou obligations) représentatifs d’une activité économique conduite par des tiers, les émetteurs. Sa capacité d’agir dans les trois domaines E, S et G se résume donc à acquérir, conserver ou céder les titres selon qu’ils sont jugés conformes ou non à la stratégie ISR du fonds sous gestion. Le tout en prenant part aux Assemblées générales des participations en question afin de tenter d’influencer les décisions dans la direction jugée souhaitable par ce même gestionnaire ISR.

La situation du gestionnaire d’actifs réels tels que l’immobilier est très différente. Outre le fait d’assumer la gestion de l’enveloppe juridique, fiscale et technique que constitue le fonds d’investissement, il est aussi celui qui acquiert, valorise, entretient et cède les immeubles et participations immobilières constituant l’actif dudit fonds. On en conclut que, plus directement et plus aisément que son homologue en charge de la gestion de valeurs mobilières ou même d’un capital-risqueur, le professionnel de l’immobilier dispose effectivement des moyens pour doter son activité de gestion professionnelle d’un effet ESG sensible. 

Cette capacité d’influer directement sur l’état et l’exploitation des actifs sous-jacents aboutit à des effets sensibles sur chacun des trois piliers de l’ESG.

L’environnemental (E). Alors même que le secteur immobilier a engagé sa « révolution verte » depuis le lancement du Plan Bâtiment durable en 2008, il demeure, entendu lato sensu, le deuxième émetteur de gaz à effet de serre (GES) après les transports. En France comme ailleurs, l’immobilier restera un chapitre incontournable de la décarbonation de l’économie.

​​​​​​​Le sociétal (S). L’immobilier est « sociétal » par essence tant il accompagné le développement humain à partir de la sédentarisation progressive de nos lointains ancêtres. Quelque dix millénaires après l’apparition du néolithique, qu’il s’agisse de mener sa vie de famille, de travailler, de consommer, de se cultiver ou se divertir, les citoyens des pays développés passeraient en moyenne quotidienne 22 heures sur 24 dans un bâtiment. Avec le développement progressif du label ISR, chacun concevra les immeubles, quel que soit leur usage, comme des dispensateurs de services socio-économiques au bénéfice de la population : le locataire, mais aussi l’utilisateur occasionnel, les riverains ou encore la collectivité dans son ensemble.

La gouvernance (G). C’est le domaine dans lequel il a paru nécessaire de s’écarter franchement de son acception prévalant dans le cas des valeurs mobilières. Dans ce dernier cas, le gestionnaire ISR applique une grille d’analyse extra-financière suivant des critères publiés (éthique des affaires, parité hommes-femmes etc.) et prend part aux résolutions d’Assemblées générales des entités dans lesquelles il a pris une participation. La démarche du gestionnaire d’actifs labellisé ISR repose majoritairement sur le principe de l’exclusion des entités émettrices jugées incompatibles avec la stratégie du fonds. D’où une influence possible sur des sociétés cotées dans l’hypothèse où des actionnaires avec une participation significative décidaient de céder leurs parts sur des justifications extrafinancières9 . Un immeuble ne connaît pas ce type de risque et l’approche par l’exclusion n’est donc pas applicable au secteur immobilier. Au contraire, un bâtiment particulièrement énergivore (la fameuse « passoire énergétique ») ou non conforme à la réglementation (amiante, accessibilité des personnes à mobilité réduite …) peut s’intégrer dans une démarche ISR dès lors que le fonds propriétaire s’engage à mobiliser les moyens nécessaires pour le porter au niveau fixé dans sa stratégie et dans le délai requis10.

​​​​​​​Pour adapter opportunément à ce secteur le « G », le domaine des interactions sociales, il convient de rappeler que l’immeuble est un lieu de rattachement avec certaines catégories de personnes sur lesquels le gestionnaire ISR peut exercer une influence (locataires) ou même une contrainte contractuelle (délégataire et prestataires) afin que ces derniers s’engagent à leur tour dans une démarche personnelle et/ou professionnelle durable et vertueuse (sensibilisation des locataires sur la gestion de l’énergie, de l’eau et des déchets, exigence d’une politique ESG des fournisseurs etc.).

Au maximum de « l’exigence raisonnable »

Le but des professionnels qui ont promu la réflexion sur le référentiel immobilier du label ISR a été d’atteindre le maximum de « l’exigence raisonnable ». C’est-à-dire de porter à leur terme acceptable les exigences opérationnelles attendues des professionnels tout en prenant en considération la réalité du secteur immobilier. Ce niveau d’exigence sera croissant : il s’adaptera à la capacité des acteurs à « faire mieux » à l’avenir. Ambitieux et pragmatique à la fois, le label ISR immobilier place le gestionnaire dans une situation de « liberté contrôlée ».

Liberté car il revient à ce dernier de définir la stratégie ISR du fonds et d’élaborer la grille de notation (critères de moyen et de résultat et barèmes attachés) applicable à chacun des actifs détenus.

Avec un contrôle lié aux exigences fixées par le référentiel (tableau supra).

Ces obligations s’accompagnent d’une obligation de reporting régulier à destination des investisseurs. Le rapport ESG annuel du fonds immobilier labellisé présente de manière contextualisée l’évaluation extra-financière des cinq actifs les plus performants, des cinq actifs les moins performants et des cinq actifs les plus importants en valeur, en précisant les plans d’amélioration à mettre en œuvre.

Le gestionnaire devra par ailleurs apporter toutes les informations et justifications utiles au labellisateur qui délivrera le précieux sésame et en contrôlera régulièrement la bonne exécution. Avec le risque ultime de retrait du label si les objectifs énoncés ne sont pas atteints.

On le voit, le label ISR immobilier élimine le risque d’écoblanchiment (ou greenwashing) couramment reproché à la finance responsable. Bien au contraire, 2020 marquera le lancement de la révolution extra-financière de l’investissement immobilier.

Notes :

  • 1/ Le contenu du présent article repose sur la version en cours au 18 mai 2020 du projet de référentiel immobilier du label ISR.
  • 2/ Association française de la gestion
  • 3/ Forum pour l’investissement responsable
  • 4/ Différentes études sur ce thème parviennent à des conclusions équivoques qui ne permettent pas de trancher définitivement le point
  • 5/ Au 31 janvier 2020, on comptait 395 fonds labellisés pour un actif total sous gestion de 150 mds € (source : www.labelisr.fr).
  • 6/ 6 Français sur 10 déclarent accorder une place importante aux impacts environnementaux et sociaux dans leurs décisions de placements même si le concept d’ISR reste toujours méconnu du grand public : 61% des personnes interrogées déclarent n’avoir jamais entendu parler de l’ISR (source : « 10ème enquête Ifop pour Vigeo Eiris et le FIR », 19 septembre 2019).
  • 7/ Autorité des marchés financiers, Position - Recommandation DOC-2020- 03, « Informations à fournir par les placements collectifs intégrant des approches extrafinancières », 11 mars 2020. Il s’agit du premier document de doctrine publié par le régulateur sur ce thème.
  • 8/ Destiné à stimuler le financement de la Transition Écologique et Énergétique (TEE), l’article 173 de la loi dite TEE instaure, pour la première fois, des obligations d’information pour les investisseurs institutionnels sur leur gestion des risques liés au climat, et plus largement l’intégration de paramètres environnementaux et sociaux dans leur politique d’investissement
  • 9/ Voir l’exemple de BlackRock, le premier groupe mondial de gestion d’actifs qui, bien que contesté dans la sincérité de son engagement ESG, porte en exergue deux priorités (la diversité et le climat) sur le fondement desquelles il se prononce chaque année sur les quelque 160 000 résolutions présentées au sein de 17 000 assemblées d’actionnaires des 1 500 entreprises du monde entier dans lesquelles il détient une participation.
  • 10/ Dans le cas extrême, un bâtiment peut conserver une valeur résiduelle significative du fait même de la qualité de l’emplacement du terrain sur lequel il a été bâti et justifier ainsi une opération de restructuration ou de démolition-reconstruction.

Arnaud DEWACHTER, Associé-Fondateur de Ethiket