Voulons-nous (sérieusement) changer le monde ?

La crise du Covid-19 n’est pas achevée et l’été a rappelé qu’elle était mondiale et évolutive. Sa phase aigue semble au moins en Europe s’éloigner et nous apprenons à vivre avec. Certains ont cru voir dans celleci une crise au choix du capitalisme ou de la mondialisation. C’est absurde. Des pandémies ont été identifiées à tous les âges et sous toutes les latitudes. Mais cette crise n’est pour autant pas sans rapport avec le fonctionnement de notre système économique et financier. Elle jette une lumière crue sur les failles et les faiblesses de ce système. Elle accélère certaines évolutions en cours. Et pas seulement le télétravail ou la transformation de l ’action des banques centrales. Elle souligne combien nous n’avions pas traité au fond les raisons de la dernière crise financière – « the global financial crisis ». Et surtout elle offre une nouvelle opportunité de changer alors même que nous allons continuer à dépenser des montants considérables et à définir partout dans le monde les termes de la nécessaire relance. Selon l‘adage prêté à Churchill et à tant d’autres il est bien connu qu’il ne faut jamais gâcher une bonne crise.

Certes il y a cinq ans, dans un sursaut prometteur nous avons adopté à New York, avec les Objectifs du Développement Durable, puis à Paris avec les accords COP 21 sur le climat, une feuille de route ambitieuse pour une croissance inclusive et durable. Mais nous n’avions guère été loquaces alors sur les reformes à adopter pour y parvenir. Les engagements pris reposaient largement sur le volontariat et la pression des pairs. Nous comptions sur des pionniers convaincants – pays, institutions, entreprises, individus - pour entrainer tout le monde. La poignée de main Barack Obama – Xi Jinping semblait alors donner corps et crédibilité a cette approche.

Cinq ans plus tard, force est de constater que le compte n’y est pas. Nous n’avons pas engagé notre modèle sur une voie durable, inclusive et résiliente (un mot redécouvert de manière intéressante ces derniers mois). Alors même que ces mots ont envahi notre quotidien. Que ISR et ESG semblent s’imposer. Que l’on s’extasie sur les engagements pris jour après jour par les plus grandes institutions de la planète comme par les start-ups les plus disruptives. Que tout cela donne le sentiment d’un élan irrésistible. Ne sommes mous pas en train de nous raconter des histoires ? C’est la question que je me pose dans « Voulons nous (sérieusement) changer le monde ? ». La crise que nous affrontons aujourd’hui ne nous oblige pas à poser cette question mais elle nous offre une opportunité de regarder notre « système d’exploitation » et de procéder à sa mise à jour.

Nous vivons depuis la fin des années 70 dans ce qu’il est convenu d’appeler le modèle néo-libéral. Pour faire court, au risque d’être simpliste, il repose en partie sur la formule de Milton Friedman, le grand économiste de l’université de Chicago : « l’objet social de l’entreprise est de faire du profit ». le capitalisme actionnarial tel que nous le connaissons s’est largement construit sur ce principe. Avec deux biais au moins : une définition étroite et financière du profit (ne prenant en particulier pas en compte le cout des externalités comme le prix du carbone ou les implications négatives d’une société ou les inégalités croissent) et un biais court-termiste.

Ce modèle s’est révélé extraordinairement efficace. Il a touché ses limites il y a 10 ans. Nous n’en avons pas tiré toutes les conséquences. Nous prenons conscience de nouveau aujourd’hui de ses limites. La même Business Roundtable américaine (qui regroupe les plus grandes entreprises américaines) qui avait en 1997 décrété la « shareholder value » a indiqué il y a un an, en août 2019, qu’il fallait maintenant prendre en compte toutes les parties prenantes et pas seulement l’actionnaire. L’incapacité du système à faire face naturellement aux enjeux climatiques, environnementaux et d’inégalités commence à être reconnue. La bonne volonté de ces acteurs est nécessaire. Mais elle reste fragile, Et ouvre la porte au « washing ». L’ESG est une première étape. Mais elle relève encore beaucoup de l’intentionnalité et des moyens. Pas encore des résultats. Dans un monde qui doute, il va falloir mesurer, comparer, récompenser et blâmer. Affichage et bonne volonté ne suffiront pas. Il nous faut aider l’économie de marché à intégrer ces nouvelles contraintes. Le système actuel n’interdit pas la vertu. Il ne l’encourage pas, ne la récompense pas et ne l’enracine pas dans la durée.

Si nous voulons être sérieux, il va falloir ouvrir le capot, prendre notre trousse a outils et procéder à quelques réglages. C’est à ce prix que nous passerons d’un système ou le profit est une fin en soi à un système ou le profit est un moyen en vue d’une fin. C’est-à-dire, pour reprendre la belle formule de de Colin Maier, ancien doyen de la Business School SAID à Oxford un système dans lequel « l’objet social de l’entreprise est de trouver des solutions profitables pour les problèmes de cette planète et de ses habitants ».

Le travail va être long et aride. Il va falloir discuter normes comptables, modalités de rémunération, obligations fiduciaires, normes prudentielles, reporting, disclosures, fiscalité etc. Et tout cela au moment même ou la coordination internationale se fissure. Il n’y a plus de maître du monde comme dans les années 70 et 80 quand le leadership anglo-saxon imposait le consensus de Washington. Il me semble que l’Europe et la France en Europe ont un rôle à jouer. Qu’elles peuvent être rejointes par un certain nombre de pays émergents.

À cet égard les professions financières ont une responsabilité éminente et particulière. Et au-delà nous avons tous notre rôle à jouer. En l’absence de maitre du monde nous devenons tous à notre niveau maitre du monde. Comme investisseur, comme consommateur, comme salarié ou chef d’entreprise, comme citoyen, membre d’ONG etc. nous avons tous une capacité à faire entendre notre voix et à exprimer nos attentes. En économie de marché, la voix du marché compte et porte. Plus encore quand nous prenons en compte le poids croissant des réseaux sociaux ou de l’information en continue. « Ils » ne décident pas seuls. « Nous » pouvons être les décideurs. C’est bien sûr moins confortable que de se voir imposer une norme de l’extérieur, d’en contester les limites et les faiblesses en grognant, puis de s’adapter.

Surtout cela suppose quelque chose de beaucoup plus difficile que Tolstoï avait rappelé avec force : « chacun pense à changer le monde, mais personne ne pense à se changer soi-même ». Nous n’arriverons à rien si nous ne nous changeons pas nous même. Ne nous leurrons pas ; ce sera difficile. La crise que nous traversons peut paradoxalement aider. À nous de jouer. La route est longue. Nous parlons de plusieurs années voire d’une ou deux décennies. Il y a urgence. Les crises environnementales et sociales sont à nos portes.

Auteur : Bertrand BADRÉ "Voulons-nous (sérieusement) changer le monde ?" Éditeur : Mame, Parution : 11 septembre 2020